Outre la Sûreté de l’Etat et la police fédérale, c’est surtout sur le terrain communal que se joue la guerre contre le radicalisme violent. Mais, aujourd’hui, les communes – Molenbeek en particulier – sont-elles suffisamment armées pour détecter et prévenir ce phénomène ? Etat des lieux.
Nettoyer Molenbeek. La formule radicale du ministre de l’Intérieur N-VA a énervé beaucoup de monde dans la commune concernée. » Cela fait penser à Nicolas Sarkozy et son nettoyage au Kärcher de la cité de la Courneuve. On a vu ce que ça a donné « , déplore Jamal Ikazban, conseiller LB (socialiste). Au-delà de cette musculation, il y a les questions sérieuses : Molenbeek et les autres communes concernées sont-elles suffisamment armées pour couper le lien entre certains jeunes désoeuvrés et le radicalisme violent ?
Depuis un peu plus d’un an, la prise de conscience du phénomène de radicalisation semble se traduire par des actions concrètes sur le terrain communal. Heureusement, car c’est à ce niveau que se jouent la prévention et la détection du basculement de jeunes vers un islamisme combatif. D’ailleurs, pour exercer ses missions de surveillance, la Sûreté de l’Etat dépend en grande partie des informations qui remontent des polices locales. Par ailleurs, le travail social avec les familles dont des enfants sont revenus de Syrie ou sur le point de partir permet aussi de désamorcer des candidatures au djihad. Des communes comme Molenbeek, Schaerbeek, Anderlecht, Saint-Josse ou Bruxelles-Ville travaillent sur les deux plans, policier et psycho-social, pour prévenir au maximum les risques.
Visiblement, l’arsenal ne fonctionne pas aussi bien qu’espéré, si l’on en juge par les premiers résultats de l’enquête sur les attentats de Paris. Au moins deux des terroristes, les frères Abdeslam, sont des Molenbeekois enracinés depuis longtemps dans la commune. Avant cela, c’est encore Molenbeek qui était pointée du doigt dans l’attentat au Musée juif, dans le démantèlement de la cellule de Verviers ou encore l’attaque contre le Thalys, pour ne citer que les affaires les plus récentes. Comment, dans une commune aussi exposée depuis tant d’années, des terroristes parviennent encore à échapper aussi facilement aux radars du renseignement, de la police, des travailleurs sociaux ? Manque de moyens ? Laxisme ?
En octobre 2014, des » responsables radicalisme » ont été nommés à Molenbeek, Schaerbeek, Bruxelles-Ville, Anvers, Vilvorde, Gand… Grâce à un subside fédéral un peu mince : 40 000 euros annuels par commune intéressée. » Même pas de quoi financer un équivalent temps plein, critique Bernard Clerfayt, bourgmestre de Schaerbeek. Nous avons dû compléter le salaire via les deniers communaux. » Plusieurs mois plus tard, le subside passera à 60 000 euros. Bref, les » Monsieur ou Madame radicalisme » ont commencé à coordonner le travail policier et le travail de terrain de tous les acteurs sociaux impliqués.
Côté police locale, la zone de Bruxelles-Ouest, dont fait partie Molenbeek, s’est dotée fin 2012 d’une cellule radicalisme. Cette brigade spécialisée ne fonctionne efficacement que depuis peu. Elle n’était constituée que de deux hommes au départ, puis trois après les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 et, enfin, quatre depuis août dernier. » Ils sont chargés de faire remonter des infos notamment vers la Sûreté et cela se passe bien « , assure la bourgmestre MR Françoise Schepmans. Le hic : un seul des quatre policiers de la cellule parle l’arabe. Pas très pratique quand on patrouille aux abords des mosquées ou qu’on veut s’entretenir avec un imam ou une famille qui ne parle pas le français. En outre, le cadre général de la zone de police n’est pas complet. Le chef de corps s’en plaint depuis des années. Par ailleurs, le parc de caméras dont dispose la zone de police est passé, cet automne, de 69 à 120 unités placées aux endroits sensibles de la commune. » Ces caméras ont permis de repérer l’une des voitures utilisées à Paris lors des attentats « , note Françoise Schepmans.
Côté acteurs sociaux, Molenbeek (97 000 habitants) est a priori bien pourvue, avec ses quatre équipes de travailleurs de rue, ses cinq maisons de quartier et surtout son asbl paracommunale LES (Lutte contre les exclusions sociales) dont l’objectif a évolué, depuis deux ans, vers l’accompagnement des familles en crise dont un proche est parti en Syrie ou suspecté de vouloir le faire. A Schaerbeek (130 000 habitants), on compte sept maisons de quartier, une quarantaine d’éducateurs de rue, une vingtaine d’animateurs sportifs, qui travaillent avec des groupes de mamans, des associations de quartiers… Tous ceux-ci n’ont d’ailleurs pas attendu leur » Monsieur radicalisme » pour s’activer.
Ce dernier, souvent sociologue de formation, a néanmoins le mérite, depuis un an, de coordonner ce petit monde et de former des acteurs de première ligne à la problématique du radicalisme : éducateurs, assistants sociaux du CPAS, fonctionnaires de l’Etat civil, etc. Des réunions régulières ont lieu, séparément selon les communes, car le partage de l’information est délicat entre policiers et acteurs sociaux. » Les éducateurs ne balancent pas de noms, ce n’est pas du flicage, mais de la prévention « , souligne Bernard Clerfayt. » Il y a un cadre légal qu’on respecte strictement, renchérit Olivier Vanderhaegen, le fonctionnaire de prévention à Molenbeek. Maintenant, la notion de jeune en danger, et c’est le cas pour un mineur sur le point de partir en Syrie, nous permet, souvent avec les parents d’ailleurs, d’alerter la police lorsque c’est nécessaire. A l’inverse, un accord prévoit que la police aiguille des familles en détresse vers nos services. »
Malgré la mise en place de ces outils, les communes concernées semblent dépassées par les événements. L’enveloppe d’un million d’euros débloquée par Jambon en octobre dernier – pour Molenbeek, Anderlecht, Bruxelles-Ville, Schaerbeek, Liège, Anvers, Malines, Maaseik, Vilvorde et Verviers – en atteste. Molenbeek doit recevoir la plus grosse part : 150 000 euros. Schaerbeek, 100 000. » Mais on ne pourra pas engager de personnel avec ça, regrette Sarah Turine, échevine (Ecolo) de la Jeunesse et de la cohésion sociale à Molenbeek. Ce n’est apparemment pas prévu par la circulaire. En outre, c’est un subside one shot. Or, la prévention, ce sont d’abord des ressources humaines. Cela dit, nous ne manquons pas de projets à financer. »
Bref, les moyens octroyés par le fédéral restent insuffisants, malgré tout. » Nos équipes de terrain sont vraiment en sous-effectifs par rapport au territoire de la commune « , constate Sarah Turine. » Il n’y a pas de stratégie politique structurée vis-à-vis des communes « , regrette Bernard Clerfayt. » Même si on doublait les subsides, ce ne serait pas encore assez dans une commune comme Molenbeek qui enregistre le plus grand taux de natalité à Bruxelles et le plus haut taux de croissance de la population « , estime Olivier Vanderhaegen.
Quant au niveau régional, le gouvernement bruxellois a présenté, en janvier 2015, un plan antiradicalisation, conformément aux nouvelles répartitions de la sixième réforme de l’Etat. Les communes concernées ont été réunies à cette occasion. La mise en oeuvre semble laborieuse. » Depuis avril, des sessions de formation pour les gardiens de la paix et les agents de prévention ont été mises en route « , signale tout de même le ministre-président Rudi Vervoort. Par ailleurs, le lancement d’un numéro vert était prévu par la Région. On l’attend toujours… Et puis, en juin dernier, c’est la Fédération Wallonie-Bruxelles qui a étendu son numéro vert 0800/20000 à l’aide aux familles désemparées par le radicalisme. La Région de Bruxelles-Capitale en fait discrètement la promotion. Le problème est que les interlocuteurs de cette ligne sont uniquement francophones. Ils ne peuvent pas répondre à tous les appels. Une histoire bien belge. Résultat : dans la plupart de ces communes, il subsiste des zones d’ombre interpellantes. Exemple, à Molenbeek, à côté des 22 mosquées reconnues ou en passe de l’être, avec lesquelles nous sommes en contact, il y a une quinzaine de lieux de culte ou de rencontre. » On ne sait pas vraiment ce qui s’y passe, avoue Olivier Vanderhaegen. Je suppose qu’ils sont surveillés par la Sûreté. » En janvier, lors de la présentation du plan caméras à Molenbeek, était évoqué le chiffre de trente jeunes susceptibles de se radicaliser ou de partir en Syrie et en Irak. Par ailleurs, le fonctionnaire de prévention reconnaît qu’il doit aussi exister un chiffre noir de jeunes qui partent ou sont sur le point de partir et qui échappent aux radars communaux.
Autre problème : les returnees, rentrés de Syrie et surveillés par la Sûreté, mais avec lesquels aucun travail de fond n’est entamé parce que l’information ne parvient pas aux acteurs sociaux concernés. Depuis peu, le chef de corps de la police et la bourgmestre sont mis au courant mais ils ne peuvent communiquer à quiconque ces infos confidentielles. Donc, si la famille ne se manifeste pas, rien n’est fait… » C’est totalement absurde, juge Sarah Turine. Cela ne doit pas forcément être le niveau local qui s’en charge, mais on ne peut rester les bras croisés. On parle de cent individus au niveau national, une dizaine pour Molenbeek. »
Bernard Clerfayt explique qu’il y a, à Schaerbeek, une bonne vingtaine d’individus » à fortement surveiller « . » Ce sont des returnees, des gens qui font un peu de prosélytisme, qui sont proches des noyaux durs sans être encore très dangereux et sont donc l’objet d’une surveillance fédérale, précise-t-il. Avec les dispositifs mis en place, nous ne parvenons pas à les atteindre. Il faudrait, pour cela, engager des éducateurs spécialisés de niveau B ou même A. Nous n’avons pas les moyens. » Ces moyens policiers et communaux vont-ils être accrus après les événements de Paris ? Jambon l’a promis (lire page 34). A suivre, une fois que le soufflé médiatique sera retombé.
Par Thierry Denoël et Soraya Ghali