Au cours des six années de la régence, marquées par la personnalité du prince Charles et les séquelles de la guerre, c’est une Belgi-que nouvelle qui se met en place
Pour la Belgique, l’Occupation ne se termine véritablement qu’en janvier 1945, avec la fin de la bataille des Ardennes. Le pays vit alors une période de régence. Le roi Léopold III se trouve en effet dans l’impossibilité de régner : fait prisonnier en 1940, après avoir refusé de suivre le gouvernement belge à Londres, il a été déporté en Allemagne. Il sera libéré en mai 1945, mais le gouvernement belge s’oppose à son retour en Belgique. Léopold III s’installe donc en Suisse, tandis que son frère cadet, le prince Charles, assure les fonctions de chef de l’Etat. Mais, au fil des mois, la » question royale » ne cesse de prendre de l’ampleur.
Une consultation populaire est finalement organisée sur le sujet, le 12 mars 1950, où 58 % des Belges se déclarent favorables au retour du roi. Ce chiffre cache mal de profondes disparités régionales : le » oui » a recueilli 72 % des suffrages en Flandre, mais seulement 48 % à Bruxelles et 42 % en Wallonie. Le retour de Léopold III, le 22 juillet 1950, ne fait qu’exacerber les tensions.
Des grèves éclatent un peu partout et une marche sur Bruxelles est programmée pour le 1er août. Après qu’une manifestation violemment réprimée par la gendarmerie ait fait quatre morts, le 30 juillet, Léopold III déclare son intention d’abdiquer en faveur de son fils Baudouin, afin d’apaiser les esprits. Explications avec Vincent Dujardin, historien à l’UCL et spécialiste de cette période.
Le Vif/L’Express : En janvier 1945, la Belgique est définitivement libérée. Un des premiers problèmes qui se pose alors est de sanctionner les Belges qui ont collaboré avec l’occupant nazi…
Vincent Dujardin : A la Libération, la répression prend des proportions importantes : 405 000 dossiers donnent lieu à une inculpation ! On prononcera plus de 57 000 condamnations, ce qui représente 0,64 % de la population belge. La main a été beaucoup plus lourde que chez nos voisins. La France, par exemple, a ouvert moins de dossiers que la Belgique, alors qu’elle compte nettement plus d’habitants. Autre indication : il y a eu chez nous dix fois plus d’exécutions qu’aux Pays-Bas. Mais la comparaison s’avère périlleuse. Il ne faudrait pas tirer de conclusions trop hâtives de cette juxtaposition de chiffres dans la mesure où régime d’occupation, formes et ampleur de collaborations ont été différents en France, en Belgique et aux Pays-Bas.
Peut-on toutefois expliquer cette sévérité dans la répression ?
La Belgique a été libérée plus vite que ne l’espéraient les armées alliées. Le gouvernement belge a donc été un peu pris de vitesse et n’a pas réussi d’emblée à » encadrer » efficacement la répression. A la Libération, on a par exemple procédé à des exécutions sommaires : entre 10 et 50. Au-delà, la collaboration avait aussi un côté idéologique évident, ce qui a engendré des punitions plus exemplaires : il importait de rassurer quant à la restauration de la démocratie. On a également mis en avant l’influence des communistes. Ceux-ci voulaient de fortes sanctions, y compris pour les faits de collaboration économique. Mais ils n’ont pas obtenu raison : on ne peut pas dire que la collaboration économique ait été réprimée avec une rigueur excessive.
Dans l’immédiat après-guerre, un débat va rapidement supplanter tous les autres. Il concerne le roi Léopold III. Pourquoi celui-ci ne rentre-t-il pas en Belgique en 1945 ?
A la fin de la guerre, le gouvernement voulait renouer avec le roi. Mais Léopold III n’a pas saisi la perche, et a répondu par son testament politique. Au moment où ils rentrent de Londres, les ministres prennent connaissance de ce document : c’est une véritable bombe à retardement ! Dans ce texte, Léopold III remet en question la livraison de l’uranium belge du Congo, devant servir à la fabrication de la bombe atomique. Il considère qu’un changement de cap a été opéré sans son accord en matière de politique étrangère, et exige des excuses de la part de ses ministres pour les propos prononcés en mai 1940. En écrivant cela, Léopold III dresse contre lui la majorité du monde politique belge.
Le monde politique est-il à ce point unanime dans son opposition au roi ?
L’opposition au roi est totale du côté communiste et quasi totale du côté socialiste. Chez les libéraux, c’est plus partagé, car de nombreux libéraux flamands se prononcent en faveur du roi. Au Parti social-chrétien (PSC), c’est encore plus complexe. Là, vous avez un discours officiel favorable au roi, mais des man£uvres en coulisses qui ne correspondent pas à ce discours. Beaucoup de responsables sociaux-chrétiens se rendent compte que l’apaisement ne pourra passer que par l’abdication de Léopold III. Auguste De Schrijver, le président du parti, était par exemple opposé au retour politique du roi. Le Premier ministre Gaston Eyskens l’était aussi. Mais l’un comme l’autre se gardent bien de trop affirmer publiquement leurs opinions personnelles !
La » question royale » va mobiliser toute la société belge. Les syndicats et l’Eglise catholique s’investiront dans le débat…
La FGTB va faire campagne pour l’abdication du roi, et ce pour plusieurs raisons. Il y a l’aspect politique d’un roi marqué à droite, mais aussi le facteur linguistique d’un souverain soutenu par la » Flandre cléricale « . Léopold III a également une conception très forte de son rôle, et les syndicats voudraient un monarque plus constitutionnel. Du côté de l’Eglise, l’appui du cardinal Van Roey est connu. Au moment de la consultation populaire, en 1950, c’est lui qui va insister pour que Joséphine-Charlotte revienne au pays, afin de créer un mouvement de sympathie pour la fille du roi, donc pour le roi.
En attendant le règlement de la question royale, le trône est confié au prince Charles, le frère cadet de Léopold III. Celui-ci n’a pas grandi dans la perspective de devenir roi. Comment a-t-il réagi au moment de monter sur le trône ?
Il a d’abord fallu le convaincre d’accepter. C’était un prince qui n’était pas né pour régner et qui avait été délaissé. La reine Elisabeth avait beaucoup d’affection pour son fils Léopold. Charles en a gardé un fort ressentiment. Dans les années 1930, il y avait déjà des conflits entre les deux frères. Sur le drame politique de la question royale, vient donc se greffer un drame familial : parmi toutes les personnes opposées au retour de Léopold III, il y a le régent lui-même !
Malgré sa brièveté, le règne de Charles ne marque-t-il pas un tournant dans l’histoire de la monarchie belge ?
Tout à fait. En 1830, le Congrès national avait opté pour la monarchie plutôt que pour la république, mais nombre de délégués demandaient que le roi ne jouisse pas de réels pouvoirs. Or, dans les faits, Léopold Ier s’est octroyé certains pouvoirs. A sa suite, Léopold II, Albert Ier et Léopold III ont eux aussi pris des initiatives personnelles. Avec la régence, tout cela est terminé. Charles agit en accord avec ses ministres. Son passage au sommet de l’Etat a donc abouti à une modification importante de la fonction royale : le roi n’apparaît désormais plus comme un » chef « .
Cette attitude » constitutionnelle » du prince Charles contribue-t-elle à le rendre populaire auprès de la population ?
Charles est controversé. Il rencontre peu d’enthousiasme lors de ses visites en Flandre, où certains le surnommaient » l’usurpateur « . Il était aussi très mal à l’aise en public. Par ailleurs, le fait qu’il soit surtout appuyé par la gauche le rend suspect aux yeux des léopoldistes. Apparemment, il aurait lui-même dit que son rôle se bornait à » sauver le brol « . Il convient de constater qu’il y est bel et bien parvenu !
Ce n’était donc pas gagné d’avance… Une république aurait-elle pu voir le jour en Belgique au sortir de la guerre ?
Je pense que la royauté en tant qu’institution n’a jamais été menacée. Mais elle aurait pu l’être s’il y avait eu une marche sur Bruxelles le 1er août 1950 ! Là, la monarchie aurait vraiment été en péril. Car si cette marche avait eu lieu, cela impliquait de faire revenir les chars d’Allemagne. Et que fait-on avec des chars ? On tire ? Dans ce cas, de nombreuses victimes sont à déplorer, au risque de conduire à un climat proche de la guerre civile ! La monarchie n’aurait pas survécu à des événements aussi tragiques. Mais l’abdication en deux temps de Léopold III a immédiatement permis un apaisement autour de la personne de Baudouin.
N’y a-t-il pas là quelque chose de typiquement belge, dans le sens où notre pays n’aime pas les remises en question trop brutales ?
Il est vrai qu’on dit que le peuple belge a le sens du compromis et de la modération. Mais, au moment de la question royale, il a perdu son habituel bon sens. On se battait dans les rues entre colleurs d’affiches pro et anti-léopoldistes. Des jeunes gens ont quitté quelques semaines leur foyer parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec leurs parents. Des dîners de fiançailles ont été gâchés car le beau-père n’avait pas la même opinion que le père. D’ailleurs, ce traumatisme a laissé des traces : lorsqu’on a récemment évoqué la possibilité d’un référendum sur la Constitution européenne, certains s’y sont opposés en renvoyant à la situation de 1950 et en arguant que le résultat aurait pu être différent au nord et au sud du pays.
Entre 1945 et 1950, la question royale a tendance à focaliser toute l’attention. Pourtant, un autre enjeu est crucial pour l’avenir du pays : la » bataille du charbon « . En utilisant cette expression, le Premier ministre Achille Van Acker a-t-il voulu dramatiser excessivement les choses ?
Non. La situation était vraiment difficile. En 1944, la production de charbon représente moins de 50 % de son niveau d’avant-guerre, et la production d’acier ne se porte pas mieux. Afin de pallier le manque de main-d’£uvre, on va même envoyer des prisonniers de guerre dans les mines. Pour certaines entreprises belges, qui ont connu leur heure de gloire lors de la seconde révolution industrielle, cette période marque déjà le début de la fin.
L’industrie a pourtant été nettement moins endommagée que lors de la Première Guerre mondiale…
C’est exact. En 1945, l’industrie est beaucoup moins touchée qu’en 1918. Cela permettra d’ailleurs un redressement économique rapide. Les tickets de rationnement vont pouvoir être abolis dans des délais assez brefs. Le gouvernement clame publiquement que la Belgique se redresse de façon exceptionnelle. Mais, du coup, les Etats-Unis en concluent que le pays a moins besoin d’aide que la France ou les Pays-Bas. Quand les crédits du plan Marshall vont être décidés, à partir de 1948, la Belgique devra se contenter d’une aide modeste. Par rapport à nos voisins, nous allons donc garder un outil industriel assez vieilli. C’est une des causes du déclin économique wallon.
Le Plan Marshall va avoir une autre conséquence : il pousse le Parti commu-niste à se retirer du gouvernement. Quel rôle les communistes ont-ils joué jusqu’alors ?
En 1945, les communistes pèsent beaucoup plus que les neuf députés qu’ils alignent. Ils peuvent se prévaloir d’un certain prestige en raison du rôle qu’ils ont joué dans la résistance. Lors des élections de 1946, ils vont plus que doubler leur score à la Chambre, ce qui les amène à participer au gouvernement Van Acker. Mais ils vont le quitter en mars 1947 : les communistes ne peuvent accepter le Plan Marshall. Ils sont opposés à cette inscription de la Belgique dans un européanisme atlantiste face à l’URSS. Le plan Marshall provoque ainsi un durcissement des positions. A la FGTB, les communistes sont exclus des instances dirigeantes.
En acceptant le Plan Marshall, la Belgique rejoint donc le » camp américain « . Or, jusque-là, notre pays avait toujours revendiqué sa neutralité.
Il y a une réorientation très nette de la politique étrangère belge. Pendant la guerre, le gouvernement s’est rendu compte que la Belgique devrait s’inscrire dans l’ère des alliances. C’est tout à fait nouveau. De leur côté, les Américains souhaitent l’émergence d’un bloc de l’Europe occidentale face au bloc de l’Est. L’idée du Plan Marshall est aussi de conduire à une intégration européenne. Il ne faut pas oublier que la guerre froide est, alors, à son comble. En juin 1950, au moment où les Belges se divisent autour de la question royale, la guerre de Corée éclate. Paul van Zeeland, le ministre des affaires étrangères, explique au conseil des ministres qu’il craint une nouvelle guerre mondiale, mais qu’il espère au moins qu’il ne s’agira pas d’une guerre atomique. La régence se termine dans une atmosphère de grande inquiétude.
Au plan intérieur, un certain apaisement semble cependant se dessiner en 1950. En apparence, du moins. Car la question royale laissera des traces sur le plan communautaire…
La question royale aura effectivement un impact énorme. Certains slogans resteront dans les esprits, même s’ils ne correspondent pas toujours à une exacte réalité – notamment quand on parle de » Flandre cléricale » et de » Wallonie socialiste « . Au sortir de la Première Guerre mondiale, le sentiment national belge avait peut-être atteint son paroxysme. Après la Seconde Guerre, on ne retrouve pas du tout ce climat. En Flandre comme en Wallonie, les mouvements communautaires se développent. Un congrès national wallon se tient à Liège en 1945. Lors d’un premier vote, qualifié de » sentimental « , une majorité de délégués se prononce pour le rattachement à la France. Ensuite, lors du vote » de raison « , une autre majorité se dégage pour demander plus d’autonomie pour la Wallonie, dans le cadre de l’Etat belge. Les questions linguistiques vont désormais prendre de plus en plus de place dans les débats politiques.
Le thème de l’enseignement provoque lui aussi des frictions.
La » question scolaire » attendra la résolution de la question royale pour éclater véritablement, mais elle constitue déjà un enjeu important à la fin des années 1940. Les socialistes craignent que les sociaux-chrétiens utilisent le financement d’écoles libres techniques dans le but de mobiliser le vote ouvrier. Les libéraux s’opposent eux aussi au financement des écoles libres. Au moment de la régence, vous avez donc en arrière-fond trois grandes questions qui ont conduit à la Belgique d’aujourd’hui : la question linguistique, la question royale et la question scolaire.
Peut-on considérer que la régence fut un moment charnière dans l’histoire de la Belgique ?
Certainement. La régence amène l’émergence d’une Belgique nouvelle. Plusieurs changements de taille ont lieu durant cette période. Le vote des femmes, en 1949, constitue quand même un pas très important dans l’histoire du mouvement féminin, et ce même s’il ne bouleverse pas l’échiquier politique. Au plan économique, le fait qu’on n’ait pas restructuré notre industrie aura des conséquences importantes. Les partis vont par ailleurs prendre de plus en plus de place dans le jeu politique, au détriment du roi et des ministres. C’est aussi pendant la régence qu’est créé l’Office national de la sécurité sociale (ONSS). Des instruments de concertation entre patronat et syndicats se mettent également en place. Enfin, il y a du neuf sur le plan international, avec une toute nouvelle orientation de la politique étrangère. La Belgique rompt avec la neutralité et entre dans l’ère des alliances.
Entretien : François Brabant