» Les classes moyennes supporteront le gros de l’effort « 

Pour l’économiste Benoît Crutzen, c’est tout le système belge qu’il faut repenser de A à Z. Mais, à court terme, les difficultés budgétaires offrent, selon lui, peu d’alternatives.  » Les travailleurs vont devoir se serrer la ceinture. On n’y échappera pas. « 

Depuis Rotterdam, où il enseigne à l’université Erasmus, Benoît Crutzen bénéficie d’un recul appréciable pour analyser l’impasse des négociations sur le budget. Pour ce spécialiste des finances publiques, la crise nous oblige à nous poser une question existentielle : quelle société voulons-nous ?

Le Vif/L’Express : L’impact des mesures d’économie sur les travailleurs divise socialistes, libéraux et centristes. Faire payer l’addition aux classes moyennes, c’est inévitable ?

Benoît Crutzen : La Belgique doit d’urgence boucler son budget 2012, ce qui implique de trouver 11,3 milliards d’euros. Pour cela, on peut soit réduire les dépenses de l’Etat, soit dégager des recettes supplémentaires. Il est clair qu’une part importante de l’effort proviendra de nouvelles recettes. Mais, pour moi, le gros des efforts doit venir des dépenses. Je pense que, sur ce principe-là, les partis libéraux n’ont pas tort.

Pourquoi ?

Bart De Wever répète souvent que la Belgique est le pays où le travail est le plus taxé au monde. On ne peut pas lui donner tort. Augmenter encore le poids des impôts, ce n’est pas sage. Un couple avec deux enfants, dont les revenus tournent autour de 160 % de la moyenne du pays, est imposé à hauteur de 48 % en Belgique, contre 30 % dans les autres pays de l’OCDE (1). Autre exemple : un célibataire dont le revenu correspond à la moyenne nationale est imposé à hauteur de 55 % en Belgique, contre 35 % dans les autres pays de l’OCDE. On peut donc dire que la taxation du travail, en Belgique, a atteint ses limites de faisabilité. Idéalement, il faudrait aller chercher des recettes ailleurs, par exemple parmi les revenus du capital. Mais ces revenus-là sont très mobiles et fort mal identifiés par l’administration fiscale. Pour l’instant, on ne dispose pas des instruments adéquats, et ça prend du temps de les mettre en place.

Quelles mesures, à la fois justes et efficaces, permettraient d’amener de nouvelles recettes ?

La Belgique est l’un des pays les plus pollués d’Europe. On pourrait profiter de ce budget pour rediriger le système vers une économie plus verte. Taxer davantage les voitures de société, ça ne me paraît pas négatif. Cela va vers une responsabilisation des comportements. Mais bon, ça ne rapportera pas plus de 300 millions. Autre possibilité : taxer les gigantesques émissions de CO2 dont le trafic aérien est responsable. Il y a quelques années, les Pays-Bas ont créé une taxe sur le billet d’avion. Ils ont dû faire marche arrière, car les voyageurs néerlandais se déplaçaient vers Zaventem, Bierset ou Cologne. Mais si les Pays-Bas, l’Allemagne, le Luxembourg et la Belgique se coordonnaient, ça pourrait rapporter de l’argent aux Etats, tout en réorientant l’économie vers des activités moins polluantes.

Dans l’immédiat, ça semble difficile à réaliser.

Ce qui me conforte dans l’idée qu’il faut avant tout réduire les dépenses. La note Di Rupo prévoyait de réduire la norme de croissance des soins de santé : là, il y a de l’argent à aller chercher. On pourrait aussi couper ailleurs. La Belgique est un petit pays, elle pourrait se contenter d’une petite armée. Mais le budget total de l’armée ne pèse que 3 milliards d’euros. Même si on coupait 10 % des dépenses, on n’obtiendrait que 300 millions.

Presser les plus pauvres comme des citrons n’aurait pas de sens : de toute façon, ça ne rapporterait pas grand-chose à l’Etat. Quant aux hauts revenus, il paraît compliqué de les contraindre. Conclusion ?

A court terme, c’est la grande masse des salariés qui va supporter l’effort. C’est-à-dire des gens qui ont des revenus, mais des revenus peu mobiles. Les travailleurs vont payer. Parce qu’eux n’ont pas le choix. Les hauts revenus – que ce soient les sociétés, les détenteurs de capitaux ou les cadres supérieurs – ont davantage les moyens de contourner les mesures d’austérité. La FGTB propose de réintroduire les tranches d’imposition de 52,5 et de 55 %, que Didier Reynders a supprimées. Mais si on applique cette idée, les personnes concernées demanderont aussitôt à leur employeur de recevoir une voiture de société ou des stock-options, à la place d’une partie de leur salaire.

A vous entendre, la marge de man£uvre paraît quasi nulle.

Si on raisonne dans le cadre du système actuel, la marge est en effet très étroite. Nous sommes face à un énorme problème et à une énorme opportunité : une crise budgétaire, dont on pourrait profiter pour repenser les structures de l’Etat belge. Il faut revoir complètement le système. D’ailleurs, le formateur Elio Di Rupo s’y est essayé. Décourager les prépensions, c’est une bonne chose. Le travail est un droit, mais aussi un devoir. Il ne devrait pas être permis de partir à la retraite à 52 ans. Le formateur a aussi proposé de renforcer la dégressivité des allocations de chômage dans les temps. C’est une idée qui va enfin dans le bon sens.

Qu’entendez-vous par  » revoir complètement le système  » ?

La sidérurgie wallonne est en difficulté depuis quarante-cinq ans. ArcelorMittal vient d’annoncer la fermeture de la phase à chaud. Au lieu de tenter un énième sauvetage, on devrait en profiter pour s’interroger. Quelle société voulons-nous ? Où veut-on aller, en Belgique, dans les prochaines années ? Quel avenir veut-on offrir à nos enfants ? Mais à court terme, le problème est ailleurs : trouver 11 milliards d’euros. Dans 15 jours ! Noir sur blanc ! Et, vu la conjoncture mondiale, le budget 2013 ne sera pas plus facile. Il va falloir se serrer la ceinture. On n’y échappera pas. Et comme il faut bien commencer quelque part, ça ne me paraît pas illogique, par exemple, d’augmenter le prix des titres-services.

De nouveau, cela revient à frapper la classe moyenne.

Si on veut discuter de la classe moyenne qui trinque, alors, on doit ouvrir un débat de société plus large. Là, on n’a pas le temps… Le problème des négociations actuelles, c’est que deux débats s’entremêlent : trouver immédiatement 11 milliards et jeter les bases d’une autre vision de l’Etat. Malheureusement, les négociations ont pris un tel retard qu’on ne peut plus se permettre de dire : réfléchissons calmement, voyons ce que nous voulons pour les dix ans à venir.

D’après la chancelière allemande, Angela Merkel, l’Europe traverse sa plus grave crise depuis 1945. C’est exact ?

Je ne suis pas d’accord avec elle. Il y a eu des crises plus graves, y compris en Belgique. L’évolution de la dette dans les années 1980 était terrifiante. Par contre, on n’en serait pas là si la Belgique avait entrepris plus tôt des efforts, quand la croissance était encore au rendez-vous. On paie en partie pour un manque de courage et de vision des politiques ces dernières années.

Les classes moyennes belges ont-elles, malgré tout, d’autres perspectives qu’une cure d’austérité sans fin ?

En voulant réduire le déficit à 2,8 % dès 2012, la Belgique a fait une promesse ambitieuse à la Commission européenne. Si elle y arrive, elle prouvera qu’elle est capable de respecter ses engagements. On peut supposer qu’alors les marchés nous laisseront tranquilles. Mais allez dire ça aux classes moyennes… Walter le libraire, pour reprendre l’expression de Charles Michel, ne va pas tellement bénéficier du maintien de la crédibilité belge sur les marchés financiers. Ce que Walter voudrait, je pense, c’est que le monde politique change radicalement son fusil d’épaule et projette le pays vers un futur qui, s’il ne nous fait pas rêver, nous donne au moins envie de faire encore partie du système. l

(1) Source Taxing Wages Belgium de l’OCDE. L’ Organisation pour la coopération et le développement économiques réunit 34 pays parmi les plus riches du monde.

FRANÇOIS BRABANT

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 » On paie pour un manque de courage et de vision des politiques « 

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