Les chasses du tsar Poutine

Plusieurs richissimes oligarques sont dans le collimateur de la justice russe. Des poursuites qui semblent directement inspirées par le maître du Kremlin. Pour des raisons très politiques

Rares sont les étés paisibles en Russie, où une singulière loi des séries pèse sur la trêve estivale, réputée propice aux tentatives de putsch, crises et désastres en tout genre. Cette année, le spectre de l’instabilité fait un retour en force avec l’offensive du parquet général contre Ioukos, puissant groupe pétrolier dont le patron, Mikhaïl Khodorkovski, 40 ans, est l’homme le plus riche de Russie, à la tête d’une fortune estimée par le magazine américain Forbes à quelque 8 milliards de dollars. Le 2 juillet, l’arrestation de son bras droit, Platon Lebedev, 43 ans û à la tête du holding Menatep, qui détient plus de 60 % du capital de Ioukos û sonne l’alarme au sein de l’élite libérale. A ses côtés depuis près de quinze ans, ce banquier fort discret passe pour l’architecte d’un empire dont la cotation boursière dépassait les 30 milliards de dollars avant l’ouverture des hostilités. Rappelons qu’entre 1995 et 1996 Khodorkovski a déboursé 350 millions de dollars, tout au plus, pour prendre le contrôle de cette ex-compagnie d’Etat. Loin des pratiques opaques de l’époque, Ioukos dispose aujourd’hui d’une réputation flatteuse :  » C’est la compagnie la mieux gérée de Russie, avance un consultant en poste à Moscou. On lui cherche noise sur le versement de ses impôts û soit 24 % du chiffre d’affaires selon la loi. Elle n’en acquitterait guère plus de 10 à 12 %, sans doute grâce à des montages off-shore performants. J’appelle ça de l’optimisation fiscaleà  »

Les charges retenues contre Platon Lebedev renvoient aux privatisations douteuses des années 1990, boîte de Pandore que les milieux d’affaires, y compris les petites et moyennes entreprises, veulent à tout prix maintenir scellée. En substance, Lebedev est accusé d’avoir détourné en 1994 un paquet d’actions de la société Apatit, fabricant d’engrais alors sous le contrôle de l’Etat. Désormais sous les verrous à la prison de Lefortovo, il est inculpé, entre autres, d’escroquerie à grande échelle et d’abus de confiance.  » Nul doute qu’il n’en sortira pas de sitôt « , avance un observateur étranger. En attendant, la presse russe a révélé l’existence d’une lettre adressée en avril dernier au Kremlin par le procureur général, Vladimir Oustinov, dont il ressort que  » le parquet n’a pas de base  » pour intervenir à propos d’Apatit.

A tout le moins, l’affaire a été préméditée en haut lieu. Par qui ? Des noms circulent. Ceux de Viktor Ivanov, un ancien du FSB (ex-KGB), et de Igor Sechine, un fidèle de Poutine depuis Saint-Pétersbourg, l’un et l’autre chefs adjoints de l’administration présidentielle. Ils appartiennent au clan dit des  » tchékistes « , qui étend son pouvoir dans l’ombre du chef de l’Etat, avec le soutien des siloviki, les troupes nombreuses des organes de sécurité. A l’opposé, les anciens du réseau de Boris Eltsine résistent, arc-boutés sur une orientation libérale. Conséquence de l’affrontement : les actions de Ioukos, malmenées sur les marchés internationaux, entraînent avec elles la plupart des valeurs russes. En progression constante depuis les premiers jours d’avril, l’indice RTS de la Bourse de Moscou s’est effondré de 14 % durant les trois premières semaines de juillet.

Avec un zèle stakhanoviste, Oustinov et ses services multiplient les enquêtes pour crime économique, meurtre et tentative de meurtre visant des actionnaires ou des employés de la compagnie. Début août, on en compte huit, inédites ou non, la concurrence ressortant d’anciens litiges. A la tête du pétrolier public Rosneft, Sergueï Bogdantchikov compte parmi les adversaires les plus acharnés de Khodorkovski.

A l’approche des échéances électorales û législatives en décembre prochain, présidentielle en mars û les premières salves marquant l’ouverture de la chasse viennent d’être tirées.  » Le coup d’envoi n’a pu être donné sans l’aval du pouvoir, relève un diplomate. A mon sens, la réélection de Vladimir Poutine ne semble guère menacée. En revanche, les partis pro-Kremlin auront fort à faire pour s’imposer à la Douma. Le manque d’enthousiasme à leur égard est flagrant dans les sondages. Cette fois, il est exclu de mobiliser l’électorat sur la guerre en Tchétchénie.  » De fait, la prétendue  » normalisation  » à la botte du Kremlin est dans l’impasse, les morts s’ajoutant aux morts û une cinquantaine encore lors d’un attentat suicide intervenu le 1er août. Dès lors, clouer au pilori un milliardaire au passé sulfureux apparaît électoralement plus rentable. En dehors de quelques cercles restreints, la plupart des Russes y trouveront sans doute matière à satisfaction, tant la grande prédation des années Eltsine reste symbole d’injustice. Sous Vladimir Poutine, hormis quelques personnages passés à la trappe û Vladimir Goussinski et Boris Berezovski û la répartition des richesses n’a guère varié. Moins d’une dizaine de groupes privés ont la mainmise sur 85 % des entreprises les plus lucratives du pays, une soixantaine au total. Au terme d’un pacte de non-ingérence en politique conclu avec le Kremlin, la caste a consolidé ses positions.

Seul Khodorkovski n’a pas craint de passer outre, finançant l’Union des forces de droite et Yabloko, formations minoritaires, libérale et centriste, au demeurant peu gênantes pour le Kremlin. Contrairement à des allégations persistantes, il nie avoir eu des contacts avec les communistes. Que cherche-t-il ?  » Le seul véritable business en Russie, c’est la politique, et il en sera toujours ainsi « , a-t-il lancé un jour. Il assure vouloir se retirer de Ioukos en 2007, laissant la presse spéculer à loisir sur ses ambitions présidentielles en 2008.

Curieusement, en juin dernier, peu avant l’arrestation de Lebedev, un rapport émanant du Conseil de stratégie nationale (organisme apparu en 2002), mais rédigé par ses membres les plus inféodés au Kremlin, dénonçait le danger d’un  » coup d’Etat rampant  » fomenté par les oligarques à l’encontre de Vladimir Poutine, menacé d’une réduction de ses pouvoirs. Les auteurs de ce brûlot annoncent à présent leur décision de saisir la Cour constitutionnelle, à charge pour elle de se prononcer sur le caractère légal des privatisations.

Les investisseurs sont dans l’expectative

Les occurrences record de Ioukos, cité 25 fois dans le texte, n’ont pas échappé au politologue Vladimir Pribylovski, lequel relevait la mention à peine moins insistante, 22 fois, du pétrolier Sibneft û dont le patron, Roman Abramovitch, 36 ans, seconde fortune de Russie à hauteur de 5,7 milliards de dollars, serait désormais dans la ligne de mire du parquet. La fusion programmée entre Ioukos et Sibneft suscite appréhensions et convoitises. Le futur groupe, dont Khodorkovski prendrait les commandes, se hissera au 4e rang mondial, avec une capacité de production de 2,3 millions de barils par jour, soit près de 30 % du total russe. Il ne manque plus que l’accord du ministère antimonopole, procédure, murmure-t-on, qui risque d’être reportée sine die.

Dans l’expectative, les investisseurs étrangers et leurs partenaires russes attendent un signe du chef de l’Etat.  » S’il prend fait et cause pour le parquet, ils en tireront des conclusions, poursuit le diplomate déjà cité. S’il choisit les oligarques, c’est son électorat qui lui tournera le dos.  » En attendant,  » les plus puissants défenseurs des oligarques se trouvent aux Etats-Unis « , assurent les analystes de Stratfor, site d’information stratégique. Au c£ur de juillet, Khodorkovski s’est rendu à la conférence de Sun Valley (Idaho), rendez-vous de l’élite des affaires. A Washington, il aurait été reçu par le vice-président Dick Cheney, par le secrétaire d’Etat à l’énergie Spencer Abraham, par Paul Wolfowitz, n° 2 du Pentagone… Reste à savoir si la Russie sera un jour soluble dans le marché.

Sylvaine Pasquier

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