Les cendres d’un peuple

Au terme d’une longue enquête, deux journalistes signent un livre bouleversant sur le tabou du génocide arménien en Turquie.

Pour avoir fait revivre un champ de ruines, les auteurs de ce livre doivent être remerciés. Résolus à une enquête minutieuse, servie par une écriture d’une grande pudeur, ils ont exhumé la mémoire d’un peuple fracassé, interdit de parole dans le pays qui fut le sien. Leur premier courage est d’avoir bravé un tabou, celui que colporte l’Etat turc depuis près d’un siècle et qui consiste à nier l’évidence d’un génocide. Tâche qui n’allait pas de soi pour Laure Marchand, correspondante en Turquie du Figaro, ni pour Guillaume Perrier, qui occupe la même fonction pour Le Monde. Leur second mérite est d’avoir affronté la difficulté de ces sombres et éparses découvertes – une bribe d’inscription, un vieillard qui se souvient, les restes d’un charnier – pour en tirer un récit limpide et dépourvu de pathos, conformément aux grandes règles du journalisme. En se rendant dans une quarantaine de lieux, ils ont scrupuleusement rapporté ce qu’ils ont vu et entendu, des quartiers périphériques de Sivas aux rives du lac de Van, sans subir l’influence de quiconque, sans entrer dans les débats contradictoires, juste en écartant les orties de l’oubli pour rendre la parole à ceux qui ne l’ont jamais eue. L’émotion surgit de l’économie des mots, de l’archéologie des douleurs accumulées. Ce livre n’est d’aucun bord, sauf de celui de l’humain. Il apporte ce que les historiens ne peuvent faire et que les politiciens veulent ignorer : la valeur irremplaçable du témoignage.

Entre 1915 et 1916, plus de 1 million de citoyens arméniens de l’Empire ottoman furent exterminés, leurs églises rasées ou transformées en mosquées (en hangars, en étables…), les traces de leur culture deux fois millénaire effacées, leurs biens spoliés par des meurtriers qui se virent souvent propulsés au sommet de la République turque.

Une série de reportages a conduit les deux journalistes sur différents lieux de l’anéantissement ; ils ont enquêté parfois seuls, parfois en compagnie d’autres explorateurs du passé issus d’une diaspora aujourd’hui dispersée sur les cinq continents. Parmi ces derniers, certains cherchent leurs ancêtres, d’autres à savoir tout simplement d’où ils viennent. Il n’est pas sûr que ce qu’ils découvrent leur procure la paix ; loin s’en faut. Car l’oeuvre de destruction a été une  » véritable industrie « , en activité jusqu’à nos jours. Laure Marchand et Guillaume Perrier font parler des ombres, tel le vieil Hovaghim (Joachim) de Sivas, dépourvu de toute famille, vêtu de haillons, qui avoue aux journalistes :  » Si je parle trop, on me coupe la tête.  » A peine plus loin, pourtant, un Turc reconnaît sans un instant d’hésitation que son grand-père racontait avoir tué un grand nombre d’Arméniens. Pas de quoi le cacher, somme toute. La négation officielle du génocide voisine, au fin fond de la Turquie, avec les itinéraires vécus qui confirment de manière confondante l’extermination de masse. Un crime aujourd’hui enchevêtré dans la dissimulation : survivants du génocide abrités sous une autre identité, enfants islamisés de force qui redécouvrent soudain leur vraie origine, fonctionnaires turcs opposés aux ordres de tuer et longtemps restés proscrits… la diversité des situations humaines s’est entortillée autour de la monstruosité.

Pourquoi donc nier encore ce que Mustafa Kemal lui-même, fondateur de la République turque, qualifia d' » acte honteux  » ? Dans la puissante préface du livre, le courageux historien turc Taner Akçam donne la réponse :  » Si nous avions reconnu le génocide, nous aurions été contraints d’accepter que certaines de nos grandes figures nationales étaient des assassins et des voleurs, alors qu’elles nous avaient sortis du néant en fondant notre Etat.  »

La Turquie et le fantôme arménien. Sur les traces du génocide,

préface de Taner Akçam, par Laure Marchand et Guillaume Perrier, Solin/Acte Sud, 224 p.

Christian Makarian

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire