Les boulets,  » perles  » liégeoises

Solidement ancré dans la tradition, immuable dans ses ingrédients, nappé d’une sauce sucrée-salée  » liégeoise  » au goût stupéfiant… Le boulet a traversé les siècles et n’a rien perdu de son empire gourmand.

Qu’on soit prince ou quidam, on raffole, tous, de boulettes de viande (viande hachée en boulettes !), accommodées de mille et une façons. Alors… Boulettes ou boulets ? Les habitants de Liège ont une vision très personnelle, singulière et enjouée des choses de la vie et leur esprit cartésien a tranché :  » On fait des boulettes (bêtises) et on mange des boulets !  » Faire des boulettes voulant aussi dire  » être incapable de fabriquer un bon boulet « . Voilà qui est clair !

Pour déguster les boulets à la liégeoise, cette  » perfection dans sa sphérique rotondité « , on se dirige vers la Meuse et là, à deux pas du Grand Curtius, on s’attable à la brasserie Saint- Grégory, lauréate du tant convoité Boulet de Cristal 2014, décerné par la Confrérie du Gay Boulet. Il y a la salle ouvragée avec ses boiseries, le grand sourire et le service au petit point. Jeanine et Michel Denée s’y sont installés en 1985. Jean-Michel, leur fils, a repris le flambeau il y a trois ans, mais c’est toujours Michel qui règne avec finesse et précision sur les fourneaux.  » On mise avant tout sur la qualité des produits, explique Jean-Michel. La viande porc-boeuf vient de chez Kurth, boucherie très renommée, on travaille avec eux depuis dix ans. On ajoute oignons, oeufs, persil et un peu de chapelure. La sauce est typiquement liégeoise, à base d’oignons, de raisins secs et de sirop de Liège. Apparemment simple, la recette a ses moult secrets et dosages subtils. Avec ça, on sert de belles frites, coupées à la main tous les jours et une mayonnaise faite maison. Notre boulet est élaboré avec environ 170 g de viande et il faut avoir un grand appétit pour en manger deux. C’est notre plat best-seller.  » Le boulet chez Jean-Michel est superbe, met le palais en fête sans alourdir, ni même peser. Après ce moment de gourmandise, il est temps de suivre le boulet et son destin à travers les âges.

Toute une histoire

Zappons la préhistoire (le boulet aurait été inventé 15 000 ans avant Jésus-Christ), les Egyptiens, les Romains et les hordes de Barbares successives, tous grands amateurs de boulets, paraît-il. Arrêtons-nous un instant au XIIIe siècle. Liège compte alors trente-deux  » bons métiers « , des corporations qui regroupent les membres d’une même profession. Le premier  » bon métier « , mentionné déjà en 1288, est celui des tanneurs. Avant de laver leurs peaux dans la Meuse, les tanneurs avaient le droit d’y gratter les restes de viande. Ils pouvaient aussi récupérer les os. On lavait et hachait la viande et on la faisait macérer dans du vinaigre et du sel. Puis, on confectionnait des boulets en les épaississant avec du pain rassis.

Les boulets étaient cuits dans un bouillon à base d’os à moelle. Pour neutraliser le goût du vinaigre, on a trouvé la parade en ajoutant du sirop de pommes et de poires, fabriqué au pays de Herve, ainsi que quelques raisins secs qui venaient d’être apportés à Liège par les Croisés. Avant de quitter l’Orient, ces derniers avaient glissé dans leurs sacoches le raisin de Corinthe, blanc ou noir et très sucré. On a commencé à le cultiver sur les coteaux de la Citadelle puis on le faisait sécher pour mieux le conserver. Les Liégeois en raffolaient et en agrémentaient de nombreux plats. Les tanneurs ont fait pareil et ont incorporé les raisins dans la sauce des boulets. Les premiers boulets  » à la liégeoise  » ont épaté tous les membres de la corporation et ils s’y sont tous mis à en faire. Et quand il y en avait trop, on les vendait.

Taran de Bernenkilhe, maître tanneur vivant dans un hameau près de la Boverie y flaire une bonne affaire, décide de changer de vie et de se reconvertir dans la fabrication de boulets. Entrepreneur avant la lettre, il demande au prince-évêque l’autorisation d’en faire un métier à part : le  » bon métier des bouleteux « . Le haut dignitaire donne son feu vert et c’est ainsi que naît le trente-troisième  » bon métier  » à Liège. Taran de Bernenkilhe rédige les statuts de la nouvelle corporation, codifie la fabrication des boulets et réglemente leur vente.

La légende commence…

C’est en 1468 que le boulet liégeois entre vraiment dans la légende car il joue un rôle capital dans la défense de la ville, assiégée par les troupes du duc de Bourgogne. On aime à rappeler que Charles le Téméraire a reçu  » un boulet bien saucé en pleine figure  » ce qui ne l’a pas empêché, hélas, de poursuivre le siège, de s’emparer de la cité et de la livrer au pillage ! Mais les Liégeois n’ont pas oublié ce geste héroïque. On l’a immortalisé en remplaçant la pomme de pin surmontant le perron-fontaine (symbole des libertés liégeoises), situé sur la place du Marché, par un boulet !

Le 1er octobre 1795, le souffle de la révolution balaie tout sur son passage, y compris les trente-trois  » bons métiers  » liégeois. La corporation des Bouleteux passe à la trappe, mais le boulet continue sa brillante carrière. En août 1830, des Liégeois débarquent à Bruxelles et assistent, à La Monnaie, à la représentation de La muette de Portici, avec les suites que l’on connaît. Le lendemain, ils montent sur les barricades mais, cabochards et fortes têtes comme toujours, ils sont quelque peu dissipés et dispersés.

Pour les faire rentrer dans les rangs, Jean Tarin,  » honorable boucher de la bonne cité de Liège  » a une idée de génie et prépare des boulets  » selon la recette de sa mère « . Leurs délicieux effluves attirent immédiatement tous les révolutionnaires liégeois. Jean pique sur sa baïonnette quelques boulets, la brandit comme un étendard et pousse un cri de guerre :  » Liégeois, ralliez-vous à notre emblème !  » Le lendemain, on remplace les boulets en sauce par des boulets de bois (plus pratique !) et on rebaptise le vaillant boucher  » Jean aux boulets de bois « .

Dans la foulée, le nouveau héros écrit un hymne au  » gai boulet liégeois  » qui deviendra chant révolutionnaire liégeois (sur la musique d’Evariste Renard). Voici le refrain :  » Qu’on soit de Bruxelles, Flandre ou Wallonie, Le gai boulet nous maintiendra en vie. Si nous luttons tous contre l’oppresseur, Il nous mènera à la victoire sans peur… Criez donc avec moi un « Gai, gai, gai… boulet ».  » Devenu symbole révolutionnaire, le boulet a même inspiré un commentaire à Guillaume Ier d’Orange-Nassau :  » Si Liège fit la Belgique, c’est à coups de boulets.  »

La fille de Jean Tarin est aussi entrée dans l’Histoire (et dans la légende). Pendant des années, Tatène vendait des boulets dans les rues de la Cité ardente, en se promenant avec sa charrette. Comme les frites restaient encore à inventer, Tatène les accompagnait d’une tranche de pain de campagne. Peu à peu, d’autres l’ont imitée et le métier de marchande de boulets s’est transmis de mère en fille. La dernière marchande ambulante, surnommée Matante Jeanne a rendu son tablier peu avant la Seconde Guerre mondiale.

Tous les événements historiques que nous venons de rappeler et qui racontent l’incroyable destin du boulet à la liégeoise sont soigneusement consignés dans les archives de la Confrérie du Gay Boulet.  » Tout est vrai… ou presque « , nous assure-t-on. On ne va pas pinailler car on se souvient du film L’homme qui tua Liberty Valance dans lequel James Stewart a eu cette superbe et profonde réflexion :  » Quand la légende est plus belle que la vérité, imprimez la légende.  »

Gay, gay, gay… Boulet !

Créée en 1994, la Confrérie du Gay Boulet défend ardemment ce fleuron de la cuisine traditionnelle liégeoise. Pourquoi Gay ? Le terme vient du vieux français et signifie  » gai, accueillant, joyeux « .  » Nous avons 30 membres inscrits, explique Joëlle Jacquet, médialiboulette (responsable de la communication) de la Confrérie. Il faut faire une demande, être motivé, disponible et actif. Le parcours initiatique dure un an. On commence comme marmiton, puis on devient maître-queue et, enfin, maître. Nos membres sont des personnes attachées au terroir et à la tradition. Nous voulons défendre un produit de bouche wallon. La Confrérie fabrique des boulets minimum trois fois par an : à l’occasion des Fêtes de Wallonie, au Chapitre de juin et au Rassemblement annuel. Nous participons aussi à la Journée annuelle des confréries qui aura lieu, cette année, le 23 août à l’abbaye d’Aulne à Gozée, dans le Hainaut, de 10 à 19 heures. Une centaine de confréries sont attendues.  »

Depuis 1997, la Confrérie décerne, chaque année, le Boulet de Cristal. Ce trophée récompense l’établissement (tous les restaurants et brasseries dans le grand Liège sont concernés) dont  » le boulet à la liégeoise est estimé « le meilleur » aux yeux de la Confrérie « . On ne pose pas de candidature. La Confrérie sélectionne plusieurs restaurants par an, au hasard, ou par le bouche-à-oreille. Les membres viennent anonymement, cotent la qualité du boulet et de la sauce, le service, l’accueil et la convivialité, l’une des valeurs liégeoises incontournables. Ils passent deux ou trois fois. On rentre toutes les fiches, on établit un classement, on sélectionne cinq ou six restaurants parmi les mieux classés et on procède au second tour. La remise du Boulet de Cristal (trophée en forme de boulet réalisé par le maître verrier Constant Beerden) a lieu en décembre sur le Village de Noël, à la place du Marché.

 » Le boulet fait partie de la gastronomie liégeoise, poursuit Joëlle Jacquet. Il est impossible de le revisiter, il est difficile d’en faire un plat gastronomique national. Cela dit, les petites différences existent. Le boulet peut être plus ferme ou plus moelleux, la sauce peut être plus sucrée ou plus acidulée, les épices différentes selon les recettes…  » Nous y voilà ! On voudrait évidemment savoir où manger les meilleurs boulets. Quand on pose cette question aux Liégeois, la réponse jaillit dans un cri du coeur :  » Chez ma maman !  » Fort bien, mais cela ne nous avance guère dans notre enquête… Joëlle Jacquet conseille de consulter le site de la Confrérie et de repérer les brasseries et restaurants qui ont reçu le Boulet de Cristal. Bonne recherche… et bon appétit !

www.gayboulet.be

Par Barbara Witkowska – Photos : Frédéric Raevens pour Le Vif/L’Express

A Liège, on aime à rappeler qu’en 1468 Charles le Téméraire a reçu  » un boulet bien saucé en pleine figure  »

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