De son » cul nu » de petite fille dans la cour de son école iranienne à une liberté de parole dont elle use sans tabou, avec un immense plaisir et le goût des mots vrais, Abnousse Shalmani emploie toutes les armes en sa possession pour mener son combat. Combat contre l’obscurantisme sous toutes ses formes, contre les barbus et les corbeaux – les femmes couvertes d’un tchador -, contre les inégalités entre l’homme et la femme. Dans son premier livre au titre provocateur Khomeiny, Sade et moi (Grasset, 2014), écrit plus d’un an avant les attentats contre Charlie Hebdo à Paris, cette jeune Française née à Téhéran, comme elle se décrit elle-même, invoque l’humour pour lutter contre le » cancer de l’islam « . Menue, le visage auréolé d’une crinière bouclée flamboyante qu’elle a libérée du voile, l’athée a grandi loin du » vieux en noir et blanc « , aux côtés de Sade, de la littérature libertine et des grandes courtisanes, comme Ninon de Lenclos et la Belle Otero, mais aussi de Cabu, Charb et Wolinski.
Le Vif/L’Express : » Ce n’est qu’en vous moquant des dieux que vous les détruirez. Ne renversez point leurs idoles en colère : pulvérisez-les en jouant et l’opinion tombera d’elle-même. » Cette citation de Sade, tirée de La philosophie dans le boudoir, ouvre votre livre. Deux cent vingt ans plus tard, au lendemain des attentats de Paris, elle fait effroyablement sens.
Abnousse Shalmani : Cet extrait est devant mon bureau depuis que j’ai découvert Sade quand j’avais 17 ans. Remarquez comment, dans toute forme d’extrémisme, même politique, ils se prennent terriblement au sérieux, comment ils sont lourds, comment ils sont graves. La seule manière de les démonter, c’est de les montrer du doigt en riant. Et ils tomberont d’eux-mêmes. Ils détestent le rire. L’ayatollah Khomeiny lui-même n’a jamais souri de sa vie.
Voici ce que vous écriviez en 2013 : » Un banal Dur d’être aimé par des cons proféré par un Mahomet gentiment caricaturé provoque de tels remous que je m’interroge sur la santé mentale des barbus courroucés. » Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans les attentats contre Charlie Hebdo ?
C’est une exécution. Ils sont venus avec des noms et ils savaient qui ils voulaient tuer nommément. On n’est plus dans le terrorisme aveugle. Les attentats anonymes, c’est fini. C’est horrible à dire, mais une figure comme Mohamed Merah a ouvert la voie… Il a individualisé et personnalisé le combat. Alors, tout à coup, ces gamins en manque de repères se voient en héros. La référence, ce n’est plus Scarface, avec les putes et la coke. Aujourd’hui, ce sont les barbes et le voile. Mais la mécanique reste la même. Une mécanique de domination patriarcale et de virilité exacerbée. » J’ai une arme comme extension de ma virilité et je vais faire la loi. » Merah, Kouachi, Coulibaly… Contrairement aux auteurs d’attentats-suicides, leurs noms sont inscrits dans nos têtes. Ils sont devenus des » héros » aux yeux de beaucoup. On sentait venir ces attentats. C’est dans l’air. Il y a une crispation. Une ambiance anxiogène.
Malgré ce climat, vous gardez espoir ?
Bien sûr. Laïques, républicains, on a tous pris un coup. Nous nous faisons moins entendre parce que nous vivons dans une société laïque et que nos revendications sont lois. Aujourd’hui, nous apprenons que nous devons aussi défendre nos convictions. Et c’est peut-être cela, le changement. Nous allons peut-être regarder le problème autrement, nous rendre compte que la société dans laquelle nous vivons est merveilleuse et qu’il faut la préserver.
Face à cette menace pour les valeurs laïques et républicaines, vous prônez la radicalité. Pourquoi ?
La radicalité contemporaine est la clé de l’avenir. Prenez Madeleine Pelletier, elle a été la première de toutes les féministes à défendre l’avortement et à le pratiquer illégalement. Elle était considérée comme une radicale par rapport aux féministes » bon chic bon genre » de l’époque. Pourtant, tout ce qu’elle préconisait fait aujourd’hui office de loi. Il faut absolument une radicalité. La laïcité est garante de la séparation du religieux et du politique dans l’espace public. Il faut juste l’appliquer. Concrètement, il est hors de question qu’il y ait des piscines non mixtes. Il est hors de question que ceux qui ne mangent pas de porc et ceux qui en mangent ne s’asseyent pas à la même table. Ce serait du communautarisme. Et non du vivre ensemble.
Les barbus progressent grâce à l’abstention, écrivez-vous. A-t-on fermé les yeux trop longtemps ?
Je viens de lire Joseph Anton de Salman Rushdie (Plon). Dans cette autobiographie à la troisième personne, il se concentre sur les dix années où il était sous protection policière. Où la fatwa était une menace directe. Où il était, juste après la reine, la deuxième personne la plus protégée du Royaume-Uni. C’était terrifiant à lire. Les problématiques qu’il soulève sont, à la virgule près, les mêmes que celles soulevées après les attentats de janvier. Cela m’a fait venir les larmes aux yeux… Merde, depuis trente ans, le problème était posé et on n’a pas réussi à y réfléchir jusqu’à aujourd’hui ! Il n’y a aucune différence entre l’attentat contre Charlie Hebdo, contre l’Hyper Cacher et ce qu’il s’est passé avec Les Versets sataniques de Salman Rushdie. C’est la même idéologie, la même violence qui s’appliquent. A-t-on fermé les yeux ? Ou ne les a-t-on pas assez ouverts à un moment où il fallait les ouvrir ? Si vraiment j’exagérais, je dirais qu’il fallait les ouvrir dès 1928, avec les Frères musulmans d’Hassan el-Banna en Egypte. Qu’il fallait les maintenir ouverts absolument en 1979 au moment de la Révolution iranienne. Et qu’à partir de là, c’est déjà trop tard.
Née en Iran, vous refusez, petite fille, le voile-cagoule mais aussi la robe et le pantalon réglementaires. Vous vous déshabillez et courez nue dans l’école, tandis que les » corbeaux « , les femmes couvertes d’un tchador, tentent de vous rattraper. Quel sentiment éprouve-t-on quand on est » emmurée dans ses tissus » ?
Ce que j’en garde, ce sont des souvenirs et des réactions d’enfant : c’est laid, ça gratte. Le premier sentiment, c’est l’étouffement. Et donc le besoin de l’enlever. Je ne voulais pas le mettre. J’avais l’impression de ressembler à tout le monde. Le tchador est une dépersonnalisation totale de la femme. On m’a expliqué que ce corps était dangereux. Mais je ne voyais absolument pas quel rapport il y avait entre mon corps et celui des autres femmes. Il n’y avait pas de seins, pas de fesses, pas de poils. Tout d’un coup, en recouvrant ce corps de petite fille, on le sexualisait. Cet étouffement du corps allait de pair avec l’étouffement de la parole. Et ce n’est pas le propre de l’islam. Thomas d’Aquin écrit dans son commentaire sur la Genèse que les femmes n’ont pas le droit de prendre la parole dans n’importe quelle assemblée. Le fait de convaincre n’est réservé qu’aux supérieurs et les femmes sont des sujets. Ensuite, elles n’ont pas accès au savoir et risquent de ne dire que des conneries. Notre plus grande victoire, à nous les femmes aujourd’hui, c’est l’accès à la parole, c’est celle-là qu’on doit exercer. Toutes les religions ont cadenassé la parole et le corps de la femme. Le corps qui va avec les mots.
Ce corps sale et dangereux est, dès lors, couvert et devient tabou. Et aujourd’hui dans des pays comme l’Egypte ou l’Inde, les agressions et les harcèlements sexuels prennent une ampleur effrayante. C’est paradoxal !
Sur-couvrir ce corps, c’est sur-offrir ce corps à la concupiscence. Or, le voile est censé empêcher le désir. Ce qui sous-entend quelque chose de terrifiant, c’est-à-dire qu’un homme n’est pas capable de se retenir ! En Egypte, 98 % des femmes sont excisées. La plupart portent le voile. Et les attouchements sauvages s’exercent autant sur des femmes voilées que non voilées. La frustration, et donc la violence contre le corps féminin, sont une résultante de la non-mixité. De » l’apartheid sexuel » qui empêche de s’habituer, dès l’enfance, à la présence du corps de l’autre qui est différent.
Le voile n’est pas seulement l’affaire des hommes vis-à-vis des femmes. Les femmes, elles aussi, ont la tentation du corbeau…
En recouvrant son corps, une femme voilée le rend tabou. Par conséquent, elle rend notre corps, à nous femmes dévoilées, tabou. Cela crée une hiérarchie. De la pure à la pute. La pudeur est élevée au rang de vertu absolue pour la femme… Si elle est vertu, que sommes-nous ? La femme a la tentation du corbeau. Comme tous les hommes ont la tentation du barbu. Le combat des femmes, il n’est pas contre les hommes, il est contre des préjugés qui sont autant le fait d’hommes que de femmes.
Au-delà du voile visible, extérieur, peut-on dire qu’il existe un voile intérieur ?
Si la situation d’infériorité de la femme tient depuis aussi longtemps, c’est que les femmes y participent. C’est une intériorisation de l’infériorité. A force de vous répéter que vous êtes inférieure ou que vous êtes soumise, vous finissez par y croire. Cette infériorité est renforcée par l’école. En France, dans les collèges, deux psychologues-chercheurs à l’Université de Marseille ont fait ce test sur les 545 élèves de 6e et de 5e (NDLR : 1ère et 2e secondaire). Durant un examen présenté d’abord comme un exercice de dessin, les filles réussissaient mieux que les garçons. Et lorsqu’il était présenté comme un exercice de géométrie, les filles se plantaient toutes. C’est ce qu’un chercheur américain, Claude Steele à Stanford, appelle » la menace du stéréotype « . Donc oui, il faut détricoter ce voile intérieur.
Quelles sont les armes dont disposent les femmes ?
Le cerveau. Notre cerveau. Le fait de faire des études. Et d’aller vers des métiers où on ne les attend pas, plutôt que vers des métiers où les femmes sont cantonnées depuis toujours, là où les qualités d’écoute, de générosité, de douceur, de service sont mises en avant. Il faut se débarrasser des qualités dites féminines. Je n’ai pas envie d’être douce, moi. Et si j’ai envie d’être absolument égoïste et égocentrique et que j’ai envie d’être brutale, ça ne fait pas moins de moi une femme. Tout est une question de tempérament et de choix. Il n’y a pas de décence féminine. Il faut » dés-essentialiser » les notions d’homme et de femme.
Le corps lui-même est aussi une arme.
Quand la démarche est politique, la nudité devient politique. L’actrice iranienne Golshifteh Farahani est nue en couverture du magazine Egoïste. Elle est sublime. Il n’y a rien de provoquant, ni d’érotique dans cette magnifique photo noir et blanc. En tant que femme d’origine iranienne, cette nudité-là devient un pied-de-nez magnifique à tous ceux qui veulent recouvrir ce corps parce qu’il est sale et tabou.
C’est la même démarche que cette étudiante égyptienne, Aliaa Elmahdy…
Les femmes doivent réclamer leur deuxième corps. Car les hommes ont droit à deux corps. Ils ont un corps intime qui est celui de la sexualité et du désir. Et un corps public qui est le corps citoyen. Le problème, c’est que le corps féminin est sans cesse renvoyé à l’intime, au désir et à la sexualité. Eh bien non, moi aussi, en tant que femme, comme les hommes, j’ai droit à un deuxième corps, citoyen.
Votre combat n’est pas uniquement contre l’islamisme. Mais contre tous les barbus.
L’obscurantisme est général. Le Front national est obscurantiste. Les partis d’extrême droite sont des obscurantistes. Les barbus sont de toutes nationalités, toutes couleurs, toutes religions. Les corbeaux aussi. Amusez-vous à converser avec une » bonne soeur » : au bout de cinq minutes, vous avez les chocottes ! Donc, luttons. Mais luttons intelligemment. Avec des mots, avec des actes, avec de la présence dans l’espace public. Ce sera long et douloureux, mais comme toute forme de lutte. La raison, l’esprit critique et le libre arbitre sont de notre côté. Du côté des républicains, des laïques et des démocrates. A priori, la victoire sera donc aussi de notre côté. Mais il faut être sur le qui-vive.
Propos recueillis par Sophie Mignon
» Sur-couvrir le corps, c’est sur-offrir ce corps à la concupiscence. Or, le voile est censé empêcher le désir »
» Les femmes doivent réclamer leur deuxième corps, un corps citoyen »