Jeter la Meuse dans l’Escaut ? Nenni ! dirent de nombreux Liégeois lorsque ce projet naquit, après la Première Guerre mondiale. Il s’agissait de créer un grand port en Cité ardente et de le relier à Anvers. Et pourtant…
Comme un café serré : petit mais goûteux, quoique strictement historique, un livret vient d’être publié à l’approche du 75e anniversaire du Port autonome de Liège (PAL). Etonnant : en retraçant l’histoire de celui qui est devenu le troisième port intérieur européen (après Duisburg et Paris), l’auteur, Robert-Armand Planchar (lui-même directeur général honoraire du PAL), a réuni des anecdotes historiques inattendues.
Sait-on ainsi que, dans les années 1920 et 1930, la Cité ardente a d’abord refusé, puis dénigré le projet de construction d’un grand port à l’ » île Monsin » ainsi que le creusement du canal Albert ? Pourtant, l’idée était de » maritimiser » Liège, laquelle ne bénéficiait que de quelques accostages peu efficaces, au début du XXe siècle – on était à des années-lumière des 11 500 emplois directs actuels des entreprises portuaires…
Après que l’idée théorique eut été acceptée en 1929, le conseil communal allait toutefois être ensuite le théâtre d’une opposition d’abord larvée, puis ouverte, notamment sur la question de savoir qui gérerait le mastodonte à venir, de Liège, de l’Etat ou du privé. L’explication ? » La nécessaire anticipation d’un projet portuaire implique […] une vision à moyen/long terme qui échappe souvent au petit politicien local « , répond l’auteur, pour qui » bien des conseillers communaux liégeois de l’époque étaient de petits commerçants, des classes moyennes aux vues étriquées, bien incapables d’appréhender la révolution qui s’opérait « . Et comme » les investissements portuaires sont peu porteurs au plan électoral « … Visionnaire, l’ingénieur Alexandre Delmer, père du projet, expliquait cependant que » le déclin de la métallurgie serait un désastre pour la région de Liège. Pour l’éviter, il faut […] assurer l’arrivée des charbons du Nord et des minerais d’outre-mer « .
Merci la Flandre
Appuyé par l’homme politique Georges Truffaut et par le futur premier directeur général du PAL, François Driesen, Delmer allait finalement l’emporter… avec l’aide du jeune Boerenbond, des Limbourgeois et des Campinois ! Rien à voir avec une amitié particulière : c’est l’eau du canal qui intéressait ces régions potagères, pour leur irrigation.
Finalement, les travaux, estimés à 2 milliards de francs de l’époque (soit 1,4 milliard d’euros de 2011) débutaient en 1930, grâce notamment à l’apport d’une partie de l’indemnité de guerre reçue de l’Allemagne vaincue. Avec des moyens techniques qui feraient aujourd’hui sourire, on creusa donc le canal, y compris en taillant la » tranchée de Caster « , c’est-à-dire en perçant une colline faisant obstacle naturel d’un passage de 35 mètres de largeur et de 85 de hauteur sur 1,5 kilomètre de longueur !
Coup de génie : Delmer fit déposer les déblais gigantesques à proximité immédiate du futur confluent Meuse/canal, là où le fleuve avait façonné quelques petits îlots, inutiles et parfois submergés. A raison d’une épaisseur de 10 mètres et de 200 hectares couverts, il y avait de quoi édifier une île véritable. Et c’était bien l’idée de Delmer : l’île Monsin était née, creusée seulement de ses darses.
D’abord combattu, le projet est devenu un coup de maître : le PAL génère rien moins que 15 % du PIB de la province de Liège et transporte quelque 20 millions de tonnes chaque année. Un beau cadeau aux descendants de ceux qui ne voulaient pas de lui.
Un canal et trois hommes, Robert-Armand Planchar, éd. Cefal, Liège, 2011.
R.P.