Les 10 chefs de gouvernement qui ont façonné la Belgique

Joseph Lebeau A l’arraché, il décroche un roi pour la Belgique Né à Huy – avocat – tendance libérale – de facto chef de l’exécutif à 37 ans – 2e (1831) et 6e chef de cabinet (1840-1841) – deux fois chef de gouvernement.

Enfant d’une révolution, la nouvelle Belgique tremble sur ses fragiles fondations. Le modèle républicain écarté, elle se cherche un roi à l’étranger. De plus en plus désespérément. Le nouvel exécutif patauge, bute sur les candidats potentiels au trône, alors que le temps presse : sans règlement de l’épineuse Question royale, la reconnaissance de l’indépendance belge reste incertaine, voire compromise.

Joseph Lebeau se mue en chasseur de tête couronnée. Le ministre des Affaires étrangères a pris de facto les commandes du premier gouvernement  » régulier  » du pays. Il comprend vite que le sort du pays se jouera à Londres. Et que l’Angleterre n’acceptera jamais le fils du roi des Français Louis-Philippe sur le trône de Belgique.  » Lebeau décide d’accorder la priorité à un compromis avec Londres concernant la monarchie « , indique l’historienne Els Witte (VUB). Il a jeté son dévolu sur Léopold de Saxe-Cobourg et Gotha : ce prince est dans les bonnes grâces de l’Angleterre et, à ce titre, une figure de compromis acceptable.

Il lui reste à dénouer l’inextricable : le prince Léopold conditionne son feu vert au règlement négocié de la délicate question des frontières, alors que le Congrès national refuse toute concession territoriale sur le Luxembourg et le Limbourg. S’ensuivent quatre mois d’intenses et délicates tractations, d’avril à juillet 1831 : Lebeau mène une politique qui  » vise à compenser le manque de poids de Bruxelles par une position intelligente, habile et surtout, souple « . Et marque des points : le soutien anglais qu’il obtient à une possible récupération du Luxembourg par voie négociée doit l’aider à faire pencher la balance.

5 juillet 1831, Lebeau déploie toute son éloquence pour convaincre un Congrès national réticent. Son appel émouvant au bons sens et au patriotisme arrache l’approbation du Traité des XVIII articles qui acte le divorce entre la Belgique et les Pays-Bas et ses clauses territoriales. L’orateur, épuisé, l’emporte : la monarchie trouve preneur, Léopold Ier sera le premier roi des Belges.

Lebeau vient là de contribuer de manière décisive  » à la réussite d’une étape tout à fait fondamentale du processus de la naissance de la nation belge « , souligne Els Witte.  » Son tact politique fait de lui l’homme d’Etat de la Révolution « , confirme Henri Pirenne.

Charles Rogier Audacieux, il préserve l’Etat belge de la fièvre révolutionnaire Né à Saint-Quentin (France), d’une famille d’origine hennuyère – avocat – tendance libérale – chef de cabinet à 46 ans – 10e (1847-1852) et 13e chef de cabinet (1857-1868) – deux fois chef de gouvernement.

La Belgique n’a pas 20 ans, elle doit encore convaincre bien des sceptiques que sa place dans le concert des nations n’est pas usurpée. Mais elle a atteint l’âge de raison qui lui permet de tourner le dos à l’union sacrée catholique-libérale pour défendre la patrie en danger. 1847, Charles Rogier prend la tête d’un cabinet intégralement libéral. C’est un gouvernement de rupture, le premier à afficher sa volonté de réaliser le programme d’un parti.

Pas d’état de grâce pour le cabinet Rogier, tant les crises internes et externes se bousculent.  » La crise économique est générale et d’une intensité effrayante dans certaines régions, comme les Flandres « , relèvent les historiens Eliane Gubin (ULB) et Jean-Pierre Nandrin (Saint-Louis). Et voilà l’Europe qui s’enflamme en 1848, balayée par  » un printemps des peuples  » qui souffle sur Paris, Vienne, Rome, Berlin, Naples ou encore Varsovie.

Au milieu de la tempête, Charles Rogier fixe le cap :  » Un gouvernement, s’il n’est pas établi pour tout faire, n’existe pas non plus pour ne rien faire.  » Son cabinet se distingue par son hyperactivité, multiplie les chantiers innovateurs et audacieux. Il engage la lutte contre la misère des Flandres, crée un embryon d’impôt sur les successions en ligne directe, abaisse le cens électoral au minimum. Le pragmatisme du chef de cabinet, qui gère aussi le portefeuille de l’Intérieur, fait mouche. Miracle : la Belgique échappe à la fièvre révolutionnaire ambiante.

 » Le cabinet Rogier réussit la transition vers un régime parlementaire pur et procède à une première démocratisation de la citoyenneté « , notent Eliane Gubin et Jean-Pierre Nandrin. Le modèle belge, encore balbutiant, démontre sa stabilité, prouve sa maturité politique. La Belgique y gagne subitement en prestige. Elle vient de réussir son examen d’entrée parmi des puissances conservatrices européennes jusqu’alors dubitatives.  » A partir de ce moment, la consolidation de l’Etat belge est un fait « , constate l’historienne Els Witte. Charles Rogier en est l’artisan.

Walthère Frère-Orban impérieux, il mène le pays au  » paradis  » du libre-échange Né à Liège – avocat – libéral – chef de cabinet à 55 ans – 14e (1868-1870) et 17e chef de cabinet (1878-1884) – deux fois chef de gouvernement.

Il était déjà le vrai patron du grand ministère libéral, que Charles Rogier dirige de 1857 à 1868. Walthère Frère-Orban y a été un brillant ministre des Finances. Le voici enfin primus inter pares.  » Le gouvernement a le devoir d’être impopulaire « , décrète le nouveau chef du cabinet. Il s’y entend pour donner l’exemple : distant,  » olympien « , cassant avec ses collègues, dédaigneux de ses adversaires, il ne ménage pas sa peine pour se rendre peu populaire. Mais son charisme et son autorité morale lui valent un incontestable prestige.

Frère-Orban au pouvoir, c’est le libéralisme doctrinaire qui triomphe. Et la Belgique qui s’engage pleinement sur la voie du libre-échange. L’homme n’aime guère partager, fidèle à la haute opinion qu’il a de lui-même :  » Il se considère comme seul capable de mener le pays « , rappellent Eliane Gubin et Jean-Pierre Nandrin. Le seul apte à mener la Belgique au paradis d’un capitalisme débridé. Le chef du cabinet garde la haute main sur les Finances, domaine où il s’est montré visionnaire : il a supprimé les entraves à la libre circulation des marchandises, porté la création des institutions publiques qui doivent donner au jeune Etat libéral les moyens de sa politique : le Crédit communal en 1860, la CGER en 1865. Frère-Orban domine son temps par ses compétences, mais est aussi servi par le miracle économique qui intervient après 1850.

Ce libéral viscéral est tout sauf un modèle d’ouverture : il est adversaire irréductible du suffrage universel, allergique à la consultation de la classe ouvrière. Et la politique violemment anticléricale qu’il mène à la tête de son second gouvernement débouche sur la première guerre scolaire. Elle va jusqu’à la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican.

Frère-Orban aligne les qualités requises d’un Premier ministre qui ne dit pas encore son nom : Gubin et Nandrin pointent l’homme de dossiers, infatigable bosseur, tenu parfaitement informé par un réseau de collaborateurs et de confidents qui lui sont fidèles.  » Cette véritable bête politique est capable d’affronter toutes les situations et de les maîtriser, de maintenir son ascendant sur son parti. Jamais pris de court, il réagit en toutes circonstances pour élaborer la parade politique nécessaire : c’est ce qui en fait un homme politique accompli.  »

Auguste Beernaert Conciliant, il négocie le virage social et démocratique Né à Ostende – avocat – catholique – chef de cabinet à 55 ans – 19e chef de cabinet (octobre 1884 à mars 1894) – Une fois chef de gouvernement.

La Belgique du XIXe siècle est un paradis économique fondé sur un enfer social et un déni de démocratie. La rue gronde, s’agite. Elle inquiète le pouvoir établi, ceux que la clairvoyance pousse à l’accommodement raisonnable.  » Parmi les politiciens conservateurs, un certain nombre d’hommes d’Etat perspicaces percevaient l’énorme importance du mouvement ouvrier « , relève Els Witte. Auguste Beernaert est de ceux-là.

Léopold II a repéré la perle rare qu’il veut voir aux affaires : Beernaert a tout de l’homme de la situation,  » le conciliateur parfait, à même de garantir les intérêts économiques de la Belgique et de diriger l’entreprise coloniale du Roi « , ponctue l’historienne Gita Deneckere (Université de Gand).

A partir de 1884 débute la longue vie du ministère Beernaert, synonyme, pour ce catholique  » éclairé « , de neuf ans et cinq mois passés sans discontinuer à la tête d’un cabinet. L’homme y confirme tous les espoirs placés en lui.  » Son action fut exemplative et décisive « , poursuit l’historienne gantoise. Sa politique de conciliation et d’apaisement ne va pas de soi : la longue marche du peuple vers le progrès social et le suffrage universel tourne plus d’une fois au drame et à l’émeute.

Beernaert s’emploie à domestiquer la classe ouvrière, à canaliser son énergie politique pour l’éloigner des tentations insurrectionnelles. Amélioration des conditions de travail, salaire minimum, loi sur le logement social, règlementation du travail des femmes et des enfants : cette législation sociale se double d’une démocratisation du droit de vote qui aboutit au suffrage plural en 1893.

Le calcul est payant :  » Beernaert représentait le groupe de conservateurs intelligents qui savaient sauver tout ce qui pouvait l’être « , note Gita Deneckere.  » Il ouvre la voie à la démocratie de masse, par sa capacité à se hisser au-dessus de la mêlée et des intérêts de son propre parti « , abonde le politologue Dave Sinardet (VUB et Saint-Louis).

 » Moi ou le chaos « . A neuf reprises, le chef de cabinet joue la dramatisation à outrance en posant la question de confiance : la menace suffit à retenir la majorité qui rêve de lui échapper. La ficelle finit par s’user. Lorsqu’il rend son tablier en 1894, Beernaert laisse un pays provisoirement apaisé. En prenant congé du roi, il réussit à arracher des larmes d’émotion à Léopold II qu’il a bien soutenu dans son aventure congolaise.

Charles de Broqueville Naturellement, il s’impose en Premier ministre Né à Mol – ingénieur – catholique – chef de cabinet à 50 ans – 26e chef de cabinet (1911-1918) – 8e Premier ministre (1932-1934) – trois fois chef de gouvernement.

Il n’était censé que passer à la tête d’un cabinet de transition, formé en 1911 pour tenir jusqu’aux élections de 1912. Mais Albert Ier a le temps d’apprécier le style nouveau qu’imprime Charles de Broqueville, ce mélange apaisant de gentilhomme d’ancien régime et de chef de gouvernement parlementaire. Et l’homme prend durablement ses quartiers au 16, rue de la Loi. Il travaille habilement à sauver la paix sociale. Prépare prudemment le terrain à l’introduction du suffrage universel en compagnie des socialistes.

Survient la Première Guerre mondiale. Elle bouleverse l’ordre de marche du chef de cabinet qui est aussi ministre de la Guerre puis des Affaires étrangères. Retiré à Sainte-Adresse avec son gouvernement, Broqueville doit gérer la difficile situation politique et militaire. Il doit surtout apprendre à s’accommoder d’un interlocuteur remuant et hyperjaloux de son indépendance : Albert Ier, qui s’est passé de l’accord de son chef de cabinet pour demeurer sur le front de l’Yser. Depuis son QG de La Panne, le roi n’entend pas se laisser dicter sa conduite à la tête de l’armée belge.

Qui c’est le patron ? Entre le souverain et le ministre, la cohabitation à distance est souvent houleuse, parfois orageuse. Même si, condamnés à composer, ils parviennent toujours à trouver un terrain d’entente. Au passage, Broqueville prend de l’envergure à la tête d’un gouvernement d’union nationale rallié par les socialistes. Il s’assure une position incontournable :  » Il est le seul véritable interlocuteur du roi, seul à posséder une vision globale de la situation « , souligne l’historien Michel Dumoulin (UCL). C’est un avantage inestimable, décisif, sur ses collègues sur lesquels Broqueville prend naturellement l’ascendant.  » Il transforme, lentement mais sûrement, la fonction de chef de cabinet, ministre parmi d’autres ministres, en celle de Premier ministre.  »

Pareille montée en puissance fait des jaloux. Elle précipite la chute de Broqueville, accusé de tentations  » dictatoriales  » et victime en juin 1918, alors que la guerre se poursuit, d’un énième profond désaccord avec le roi. Rien n’arrêtera plus l’avènement de la fonction de Premier ministre.

Paul Van Zeeland Adroitement, il fait barrage au péril des extrêmes Né à Soignies – avocat – catholique – Premier ministre à 41 ans – 10e Premier ministre (1935-1937) – deux fois chef de gouvernement.

L’entre-deux-guerres est une mauvaise passe. Un vent mauvais souffle sur la démocratie ébranlée par les bruits de bottes, sapée par la crise économique, minée par l’instabilité gouvernementale. Le pays cherche une balise. Paul Van Zeeland se manifeste. Il est vice-gouverneur de la Banque nationale, extraparlementaire, et prend la tête, en 1935, d’une tripartite catholique-libérale-socialiste. L’équipe frappe les esprits par un casting rajeuni. Le nouveau Premier ministre et la plupart de ses collègues ont tout juste la quarantaine. L’âge où l’on ose encore frapper vite et fort.

Dévaluation immédiate du franc belge de 28 %, contrôle des prix, baisses d’impôts, crédit meilleur marché : en quatorze mois d’existence, Van Zeeland I abat un travail considérable et prometteur. L’économie reprend du poil de la bête, le chômage recule.

 » Ce cabinet y gagne « une aura » radicalement novatrice. Il est généralement évalué très positivement et considéré comme le meilleur gouvernement de l’entre-deux-guerres « , signale l’historien Emmanuel Gérard (KUL),  » On se met à parler d’un New Deal belge. En leader jeune et sans parti d’un « gouvernement fort » armé des pouvoirs spéciaux pour un an, Paul Van Zeeland semble répondre au désir de renouveau.  »

Le Premier ministre sait soigner sa popularité personnelle en enjolivant son bilan.  » Il aime évoquer les succès de sa politique, quitte à exagérer dans certains cas.  » Il apporte à sa fonction une touche nouvelle : le contrôle de la com’ sur l’action gouvernementale. Van Zeeland court-circuite le débat parlementaire et privilégie les annonces à la radio.

Si c’est bon pour le moral, c’est insuffisant pour désamorcer le mécontentement. Et pour retourner les réflexes antidémocratiques qui s’expriment avec fracas dans les urnes en 1936 : triomphe électoral de Rex, du VNV, des communistes. Face à ce raz de marée des extrêmes, Paul Van Zeeland rempile à la tête d’un gouvernement d’union nationale : il a le temps d’écraser personnellement Degrelle lors d’élections partielles à Bruxelles, en avril 1937. De quoi parfaire son  » auréole de sauveur de la démocratie belge « . Avant de tirer sa révérence par la petite porte, accusé d’avoir perçu des fonds secrets de son employeur, la Banque nationale.

 » L’expérience Van Zeeland « , cette percée d’une nouvelle génération politique de l’entre-deux-guerres, sauve les meubles en maintenant en vie le régime démocratique.

Achille Van Acker Entêté, il  » sauve le brol  » à la Libération Né à Bruges – autodidacte – socialiste – Premier ministre à 46 ans – 14e (1945), 16e (1946), 23e (1954-1958) Premier ministre – quatre fois chef de gouvernement.

Libération sous haute tension. Jamais la Belgique n’a paru aussi proche du chaos social et politique qu’au printemps 1945. Il est impératif et urgent de juguler la grave crise d’autorité, de combler le vide d’un pouvoir que n’a pu combler le gouvernement Pierlot rentré d’exil par la petite porte.

Le locataire du 16, rue de la Loi depuis février 1945 est résolu à éviter au pays le saut dans l’inconnu. Achille Van Acker, socialiste, n’a rien d’un intello ni d’un grand théoricien, lui qui a quitté les bancs de l’école à l’âge de 10 ans. Mais il  » se voyait en rebâtisseur de la Belgique « , souligne Martin Conway, historien à l’Université d’Oxford. Il a pour lui le sens de l’urgence et de l’action qu’il assume sans complexe :  » J’agis puis je réfléchis.  »

 » Ce flegmatique à l’apparence solide et rassurante, au langage terre à terre  » tombe à pic. Il ne songe qu’à relancer au plus vite l’économie belge au tapis. Sa grande bataille sera celle du charbon. Objectif : ramener sa production, réduite de moitié à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à son niveau d’avant 1940.  » Achille Charbon  » emploie la manière forte : il casse des grèves de mineurs, met au travail les inciviques et les prisonniers de guerre allemands dans les mines.

 » Van Acker remplace la confusion, les conflits et les hésitations du gouvernement Pierlot par une détermination, des objectifs et un sérieux nouveaux « , enchaîne Martin Conway. Qu’il gouverne avec les catholiques, les socialistes, les libéraux ou les communistes, il maintient le cap. Parvient à tenir sous contrôle la Question royale qui empoisonne son existence au 16, rue de la Loi.

Et les résultats suivent : l’économie redresse la tête, l’autorité de l’Etat se rétablit, la démocratie parlementaire reprend ses droits, la sécurité sociale sort de terre. Deux ans et trois coalitions Van Acker plus tard, le modèle belge est remis en ordre de marche. L’autodidacte entêté et hyperpopulaire a réussi son pari : il y a eu  » un miracle belge  » au sortir de la guerre.  » Même si sa réputation d’architecte de la reconstruction de la Belgique d’après-guerre est à bien des égards méritée, son bilan est moins celui d’un réformateur que celui d’un sauveteur « , tempère Martin Conway. Mais Van Acker finit par apparaître comme  » celui qui avait sauvé le pays à deux doigts de la dissolution, comme l’incarnation de vertus bien belges tels le sens commun et le goût du travail « .

Gaston Eyskens Volontaire, il enterre en douceur la  » Belgique de papa  » Né à Lierre – économiste – social-chrétien (CVP) – Premier ministre à 44 ans – 19e (1949-1950), 24e (1958-1961) et 28e (1968-1972) Premier ministre – cinq fois chef de gouvernement.

 » L’Etat unitaire, tel que les lois le régissent encore dans ses structures et ses modes de fonctionnement, est dépassé par les faits.  » 18 février 1970 : c’est à Gaston Eyskens, en sa qualité de Premier ministre, que revient l’austère devoir de prononcer à la Chambre cette petite phrase assassine qui sonne le glas de la Belgique de papa.

Le dirigeant CVP en est alors à son cinquième gouvernement. Il en a vu d’autres : la Question royale en 1949, la douloureuse indépendance du Congo en 1960, la grande grève contre sa  » Loi unique  » en 1961. Rien ne lui a été épargné. Pas même ce périlleux honneur d’enterrer un Etat qui n’a plus lieu d’exister.

La Belgique, déchirée, traumatisée par la scission de l’Université de Louvain acquise en 1968 au cri de  » Walen buiten « , a besoin d’être reconfigurée. Le CVP de Gaston Eyskens et son partenaire socialiste, aux affaires depuis juillet 1968, ne peuvent plus éviter d’ouvrir le chantier institutionnel.

La mission a quelque chose d’impossible. Eyskens y met toute son obstination et sa clairvoyance tactique. Il fait preuve d’un  » scepticisme qui déplace les montagnes et démontre là une vision d’homme d’Etat « , témoignera le socialiste Henri Simonet. Il se révèle d' » une habileté exceptionnelle « , a écrit de lui l’historien Jan Craeybeckx :  » Gaston Eyskens trouve le moyen de faire appel tantôt à l’une, tantôt à l’autre des factions de l’opposition pour obtenir une majorité des deux tiers et pour éliminer ainsi, l’un après l’autre, les obstacles qui s’opposaient à ses projets.  »

Au bout de l’effort, le but historique est atteint : Régions et Communautés sont admises dans le paysage institutionnel.  » La réforme constitutionnelle de 1970 est pour Gaston Eyskens le couronnement d’une trajectoire intellectuelle et politique de près de quarante ans « , soulignent les historiens Philippe Destatte (Institut Destrée) et Marnix Beyen (Université d’Anvers). Elle n’est que la première d’une longue série. Et elle est loin de pacifier la Belgique. Fin 1972, Gaston Eyskens clôture une carrière tumultueuse de Premier ministre par une dernière chute. Sur la question fouronnaise.

Wilfried Martens Finement, il provoque le retour à la stabilité politique Né à Sleidinge – juriste – social-chrétien (CVP) – Premier ministre à 42 ans – 32e (1979-1981) et 34e (1981-1992) Premier ministre. Neuf fois chef de gouvernement.

Il débute dans le métier par des passages éclair au 16, rue de la Loi. Après quatre culbutes en moins de vingt mois, entre avril 1979 et octobre 1980, Wilfried Martens reprend du service à la tête d’une coalition en décembre 1981. Avec cette fois les libéraux pour compagnons de route. Un vrai rétablissement.

Les temps sont durs, la Belgique perd la boussole : les tensions communautaires sont lancinantes, les gouvernements tombent comme des mouches, les finances publiques plongent dans le rouge, la crise économique fait des ravages. Au chevet de l' » homme malade de l’Europe « , le tandem Martens-Gol lui administre un remède de cheval à la sauce néo-libérale, imposé à coup de pouvoirs spéciaux.

Les Belges sont sous le choc :  » Cet exécutif frappe les esprits par une politique d’austérité sans précédent, justifiée par la nécessité absolue d’assainir les finances publiques. Il impressionne aussi par sa stabilité. Il va, pour la première fois depuis 1965, à son terme « , note le politologue Pascal Delwit (ULB).

A la barre de ce gouvernement à poigne, Wilfried Martens assure. A sa manière : prudente, rusée, pragmatique, presque terne. Ce grand timide conçoit sa fonction comme  » un rôle d’impulsion et de coordination « , se voit plus en Premier ministre qu’en chef de gouvernement. En notaire de la majorité, l’oeil rivé sur la feuille de route et le respect du calendrier.

L’historien Jan Craeybeckx a retenu de Martens  » sa connaissance presque viscérale du contexte belge fait de cloisonnements multiples. Son art de temporiser, de laisser aller les choses jusqu’à un dénouement presque dramatique pour aller ensuite de compromis en compromis au-delà de ce qui paraît être soutenable, sa faculté de s’adapter aux circonstances, son aptitude à prendre les obstacles les uns après les autres et à éviter les pièges tendus par des rivaux au sein même de son propre parti.  »

A défaut d’être flamboyante, la méthode Martens prouve une certaine efficacité. Incarne, dans une décennie 1980 tourmentée, le retour à une stabilité politique et l’amorce fragile d’un interminable redressement qui fait miroiter l’arrimage à l’Union européenne. La Belgique reprend péniblement ses esprits.

Jean-Luc Dehaene A la cravache, il arrime la Belgique fédérale à l’euro Né à Montpellier – juriste/économiste – social-chrétien (CVP) – Premier ministre à 51 ans – 35e Premier ministre (1992-1999) – deux fois chef de gouvernement.

Lorsqu’il déboule au 16, rue de la Loi, en mars 1992, Jean-Luc Dehaene se sent déjà un peu chez lui. Il a été le concepteur, l’âme et le moteur du dernier gouvernement que Martens a dirigé avec des pieds de plomb aux côtés des socialistes. Il ne lui manquait que le titre de Premier ministre. Mars 1992, Jean-Luc Dehaene est aux commandes. Ceinture.

Les temps sont toujours aussi durs, les dossiers toujours aussi pourris : l’endettement public explose pour culminer à 134 % du PIB en 1993, la compétitivité déraille, alors que le compte à rebours pour l’arrimage à la future monnaie européenne est bien lancé et que le communautaire n’est jamais loin.

Dehaene démine à tour de bras, taille, bâtit, rénove, bricole. Cela manque souvent de panache, mais la boutique tourne. 1993 : non sans fierté, il  » met le toit sur la maison « , sa façon bien à lui d’annoncer que la Belgique est un Etat officiellement fédéral. Un défi chasse l’autre : après la poursuite de la mue institutionnelle, c’est la course à l’intégration dans l’Union monétaire européenne. Gagné : la Belgique obtient son ticket pour la zone euro.

Sous l’ère Dehaene (1992-1999), le bureau du Premier ministre retrouve une autorité incontestée qu’il n’avait plus connue depuis le passage d’Eyskens père, à la fin des années 1960. Le gouvernement, et le pays avec lui, est sous l’emprise de ce que les historiens Philippe Destatte et Marnix Beyen qualifient de  » combinaison assez extraordinaire de pragmatisme et de fermeté « . C’est la marque des grands, celle qui fait de Dehaene  » l’homme politique le plus réussi de cette période. Plus que ses prédécesseurs Tindemans et Martens, il a gardé son prestige politique, le prestige de la réussite « .

Et pourtant, ajoutent les historiens, ces mêmes qualités  » l’éloignent d’une partie de l’opinion publique « . Elles font de Dehaene l’incarnation d’une culture politique détestée, le  » plombier  » dépourvu de vision, incapable de lever le nez du guidon pour prendre à temps la mesure de la commotion provoquée par l’affaire Dutroux.

Sources : E. Witte, E. Gubin et J.-P. Nandrin, G. Deneckere, M. Dumoulin, E. Gerard, M. Beyen et P. Destatte, Nouvelle histoire de Belgique, Le Cri. E. Witte et J. Crayebeckx, La Belgique politique de 1830 à nos jours, Labor.M. Conway, Les chagrins de la Belgique, Crisp.P. Delwit, La vie politique en Belgique de 1830 à nos jours, ULB.

P. Hx

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire