Léopold Ier, le coup de bluff d’une abdication

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Le premier roi des Belges a songé à jeter l’éponge. Fausse offre de sortie, vraie manoeuvre politique. Comment Léopold Ier a surfé sur la crainte infondée d’une contagion révolutionnaire en Belgique pour consolider son trône et s’assurer la loyauté de ses ministres.

Février 1848, le fond de l’air est révolutionnaire sur tout le continent européen. De Prague à Munich, de Berlin à Paris, de Vienne à Rome, il y a floraison de révolutions. Des régimes chancellent, des trônes vacillent, sont renversés ou désertés. Ainsi Louis-Philippe Ier, roi des Français depuis 1830, qui préfère jeter l’éponge et laisser le champ libre à la République.

La nouvelle, venue de Paris, provoque un vent de panique à Bruxelles. Les possédants belges se voient à leur tour dépouillés de leurs biens et privilèges par une masse gagnée par la contagion révolutionnaire.  » Eh bien ! mon ami, nous voilà jetés dans l’abîme ; dans huit jours, serons-nous encore Belges ? Quelle terrible question !  » écrit un homme politique angoissé.

La réponse vient au bout de trois ou quatre jours. Fausses alarmes. Le printemps des peuples européens épargne la Belgique et s’arrête à ses frontières.  » La Belgique, paradis capitaliste, resta étonnamment calme, le pouvoir royal résista bien, même si le libéral doctrinaire Frère-Orban, futur chef de gouvernement, parla de « l’épouvantable tempête de 1848 » « , observe l’historien Philippe Raxhon, de l’Université de Liège.

Un vrai petit miracle. Le gouvernement libéral contribue à sa réalisation, en maniant habilement la carotte et le bâton. Il hâte la démocratisation du système électoral, histoire de calmer les mécontents. Et il expulse du pays une quarantaine de suspects, afin de tuer dans l’oeuf toute agitation. L’encombrant Karl Marx est du nombre.  » Tu n’as pas idée du calme qui règne ici « , lui écrit de Bruxelles son ami Engels, quelques jours après l’expulsion.

La sauce révolutionnaire ne prend pas car elle manque de bras.  » Les chefs, les agitateurs potentiels, imbus d’idées socialistes, ne sont qu’une poignée. Derrière cette poignée d’hommes, il n’y a pas de troupes, pas d’organisation « , pointait ainsi feu Jean Stengers (ULB).

Zen, la Belgique ? Pas tout à fait. Il y a émeute à Bruxelles. De l’agitation à Gand et à Courtrai, des grèves et des barricades dans le Borinage. Le clou de cette effervescence, c’est l’équipée au lieu-dit Risquons-Tout, près de Mouscron. Ou le coup de force tenté par une  » Légion franco-belge  » de quelque deux mille ouvriers armés qui se met en tête d’envahir la Belgique. L’affaire se règle au bout de deux heures de combat et d’une vingtaine de tués.

Ce fiasco réussit à voler la vedette à trois semaines d’ébullition révolutionnaire dans le lointain… Sud-Luxembourg, qui se sent mal-aimé au sein du régime belge. Les troubles débutent à Arlon à la mi-mars, mais gagnent rapidement Virton, qui devient l’épicentre de la révolte.  » Le drapeau rouge y est arboré sur la tour de l’église durant la nuit du 19 au 20 mars, il y restera jusqu’au 25 « , raconte l’historien Francis Sartorius (ULB).

Virton-la-rebelle déclare ainsi sa flamme à la République et à la France voisine. Deux cent cinquante soldats finissent par mettre fin à ce que certains ont tendance à considérer comme une aimable plaisanterie. L’ordre rétabli, la capitale de la Gaume sera pourtant punie pour son audace : le gouvernement lui enlève le commissariat d’arrondissement pour l’attribuer à Arlon. Il reste à Virton ce titre, nettement moins banal, de seule ville du royaume de Belgique à s’être autoproclamée républicaine, ne fût-ce qu’une petite semaine.

Au final, rien qui ait fait vraiment trembler le régime monarchique sur ses bases. La passivité des masses l’emporte.  » L’opinion ne désavoue pas la révolution française de 1848, elle ne cherche pas à l’imiter. Le pays a ses libertés, il ne veut pas du régime républicain dont il a déjà les institutions : son Roi est un président sans le nom  » (1).

Habile manoeuvre

Le Roi ? Il sort tout ragaillardi de l’expérience. Léopold Ier peut être fier de ses compatriotes, si raisonnables au milieu de la tourmente. Le souverain en aurait-il douté un instant, au point d’avoir songé à rendre son tablier ? En février, il a en tout cas déclaré ne pas vouloir s’accrocher au trône, si c’est pour éviter un bain de sang et rendre ainsi service au pays. Au passage, en homme prudent, il aurait même mis sa fortune à l’abri à Londres.

Info, intox ? Si défaillance passagère il y a eu, elle n’a été connue que de quelques initiés. Il y a tout de même cette lettre que Léopold Ier écrit à la reine d’Angleterre Victoria, pour s’étonner d’avoir si bien résisté à l’orage, lui qui,  » au fond « , désirait  » se retirer de la politique « . La sincérité réelle de l’intention royale a piqué la curiosité de générations d’historiens. Gita Deneckere, historienne à l’Université de Gand et auteure d’une biographie très fouillée sur Léopold Ier, croit pouvoir lever tout doute :  » En fait, il s’agissait de tester le gouvernement. Léopold Ier savait trop bien que son abdication menacerait gravement l’indépendance de la Belgique. En menaçant d’abdiquer, il appliquait une stratégie mûrement réfléchie de renforcer sa position en tant que roi vis-à-vis de ses ministres, en s’assurant leur loyauté unanime et immédiate.  »

Habile manoeuvre. Elle réussit au-delà de toute espérance. Léopold Ier conserve le trône qu’il n’a jamais eu l’intention de quitter. Enfin, il peut exprimer sa foi dans un pays sur lequel il règne depuis moins de vingt ans. Jean Stengers a pu écrire :  » Le Roi a été ce point frappé par la portée de ce que la Belgique avait vécu et de ce qu’il avait lui-même vécu, qu’il n’était pas loin de considérer 1848 comme l’année fondatrice de l’union des Belges. Cette fois la Belgique, à ses yeux, a fait ses preuves.  »

(1) Le procès de la révolution belge. Adolphe Bartels, par André Boland, Namur, Presses Universitaires.

Le drapeau rouge flotte sur Virton : mars 1848 dans quelques villes belges, par Francis Sartorius, in Rebelles et subversifs de nos régions, Couleur livres.

Léopold I, De eerste koning van Europa, par Gita Deneckere, De Bezige Bij Antwerpen.

Pierre Havaux

Virton-la-rebelle se proclame républicaine :  » Le drapeau rouge est arboré sur la tour de l’église  »

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