La tactique et la technique ne déterminent pas seules l’issue d’un match : les émotions, tant celles des joueurs que celles de l’arbitre, pèsent lourd. Passé à la moulinette mathématique du professeur d’économie Ignacio Palacios-Huerta, le foot réserve quelques surprises…
Dans un surprenant ouvrage, discutablement intitulé L’économie expliquée par le foot, Ignacio Palacios-Huerta, professeur d’économie et de science politique à la London School of Economics, détaille, chiffres à l’appui, dans quelle mesure les effets psychologiques et émotionnels expliquent les performances des sportifs. Illustrations.
Les tirs au but
Dans l’épreuve des tirs au but, à laquelle on recourt en cas d’égalité des deux équipes en fin de période réglementaire et des prolongations, les adversaires ont statistiquement les mêmes chances de gagner ou les mêmes risques de perdre. Le seul élément qui peut faire la différence est l’ordre, déterminé par tirage au sort, dans lequel ces tirs s’opèrent. En analysant les résultats de 1 001 séances de tirs au but, soit 10 431 penaltys tirés entre 1970 et 2013 lors de compétitions internationales (Coupe du monde, Championnat d’Europe, Copa America, Ligue des champions, Europa League et lors des coupes nationales espagnole, allemande et anglaise), une conclusion se dégage clairement : l’équipe qui entame la séance de tirs au but remporte la partie dans 60 % des cas. » Même en retirant tous les effets empiriques tels que le niveau de chaque équipe, l’effort consenti pendant le match ou le fait de jouer à domicile ou à l’extérieur, on constate que l’impact de l’ordre de passage devant les filets est significatif, relève Ignacio Palacios-Huerta. Il y a donc bien un facteur psychologique qui joue, que les équipes soient considérées comme meilleures ou moins bonnes. »
Les joueurs en sont conscients puisqu’ils choisissent très majoritairement d’ouvrir le feu. Pour mettre l’adversaire sous pression. Le même phénomène s’observe au basket : des études attestent que les joueurs sont meilleurs au lancer franc lorsque leur équipe mène au score. » Une fois le résultat acté, ils retrouvent leur niveau moyen. Ce qui confirme que l’avance ou le retard compétitif provoque une altération des performances individuelles « , insiste l’auteur. » Le foot doit véritablement se remettre en question s’il veut maintenir un certain équilibre compétitif entre les équipes et un suspense permanent, écrit Ignacio Palacios-Huerta. Sans cela, celui qui remportera le toss (tirage au sort) lors des tirs au but aura toujours une chance supplémentaire de l’emporter. »
Le stress de l’homme en noir
Sur le terrain, l’arbitre n’est pas à l’abri non plus d’une certaine forme de pression, de la part des supporters. Ignacio Palacios-Herta s’est longuement penché sur la durée des arrêts de jeu à la fin des matches, ces quelques minutes rajoutées pour compenser les pertes de temps enregistrées lors des 90 minutes réglementaires (fautes sifflées, remplacements, etc.). En moyenne, on compte 3 minutes de temps additionnel par match, d’après les données recueillies auprès des 20 équipes professionnelles de la Liga (championnat d’Espagne). Or, selon l’économiste, lorsque l’équipe qui joue à domicile est menée, l’arbitre lui accorde en moyenne 35 % de temps en plus. En revanche, il réduit ce temps de 29 % lorsque cette équipe mène devant son public. Cela n’arrive que lorsque le score est serré : s’il y a plus de 2 buts d’écart, 30 secondes de jeu en plus ou en moins ne seraient pas jugées suffisantes pour (re)faire la différence.
Selon les observations de l’auteur, plus le stade contient de spectateurs, plus les erreurs d’arbitrage augmentent, en moyenne de 20 %. » Lorsqu’un stade est, contre toute attente, en majeure partie occupé par un public favorable à l’équipe visiteuse, l’arbitre est inconsciemment plus favorable à celle-ci et lui accorde, selon les cas, plus ou moins de temps additionnel. Les arbitres réagissent donc en fonction de la représentativité des supporters dans un stade. »
La durée des arrêts de jeu a singulièrement changé depuis la saison 1994-1995, lorsqu’il a été décidé d’accorder 3 points, et non plus 2, en cas de victoire, le match nul rapportant 1 point et la défaite 0. Avant ce changement, l’arbitre accordait en moyenne 1 minute 30 secondes de temps supplémentaire lorsque l’équipe locale, qui menait au score, s’était fait rejoindre. Depuis 1995, ce temps supplémentaire, dans le même cas de figure, est passé à 2 minutes.
L’auteur observe que l’enjeu d’un match pèse également sur les décisions arbitrales, notamment en fin de championnat, lorsqu’il s’agit pour les uns de décrocher une place en Coupe d’Europe et pour les autres, d’éviter de rétrograder de division : plus le championnat avance, plus l’arbitre altère la durée des arrêts de jeu, de l’ordre de 40 secondes en moyenne. » Sur toute l’étude, seuls 3 arbitres sur 35 ne présentaient aucun biais de comportement lié à la pression sociale. » En Espagne, relève l’auteur, deux clubs bénéficient plus que les autres de ce biais : sans surprise, Barcelone et le Real de Madrid. Ces deux clubs emblématiques affichent des facteurs d’influence plus importants que les autres (taille du stade, supporters…) et bénéficient ainsi de plus de temps additionnel que leurs concurrents en championnat. Ce sont donc bien, assure Ignacio Palacios-Herta, le stade, la foule et les supporters qui influencent l’arbitre. Mais, in fine, pour ne modifier que 2,5 % des résultats.
Objectif raté pour la règle des trois points
L’économiste rapporte aussi cette anecdote : lors d’une conférence réunissant les arbitres de toute l’Europe, Sir Stanley Ford Rous, secrétaire général de la fédération anglaise de foot, de 1934 à 1962, puis président de la Fifa jusqu’en 1974, fit remarquer que les fautes commises sur le terrain devaient être toutes sanctionnées, quels que soient le score et le temps accompli dans le match. » Vous avez raison, abonda un arbitre reconnu et expérimenté. Mais je ne sifflerai jamais un penalty contre l’Autriche, à Vienne, dans les dernières minutes de jeu. Je veux rester en vie. »
Une autre étude, menée en 2010, atteste par un autre canal la conclusion d’Ignacio Palacios-Huerta. En Italie, le gouvernement avait décidé d’interdire l’entrée des supporters dans les stades dont les clubs ne pouvaient assurer la sécurité des acteurs. Aussitôt, faute de public, donc de pression sociale, les biais sur le nombre de cartons adressés, le nombre de fautes sifflées et les minutes en plus ou en moins accordées en faveur de l’équipe locale ont totalement disparu.
Enfin, l’économiste s’est penché sur le passage à la victoire à 3 points. La Fifa souhaitait favoriser l’intensité du jeu et le spectacle durant les matches. Or, en analysant de multiples données, l’auteur conclut que la décision de la Fifa a provoqué des réponses dysfonctionnelles. La mise en place de la règle des 3 points a incité les équipes à développer des stratégies défensives et augmenté le nombre de fautes (+ 10 % de cartes jaunes), ce qui a éconduit environ 6 à 8 % des spectateurs dans les stades. A méditer.
Par Laurence van Ruymbeke