L’échappée belge d’Albert Einstein

Il y a 80 ans, Einstein séjournait pour la dernière fois en Europe, avant un exil final aux Etats-Unis. Le scientifique, menacé par les nazis, restera quelques mois au Coq, d’où il tentera d’aider des réfugiés juifs allemands et édulcorera, à son corps défendant, son pacifisme viscéral.

Le 2 août 1933, quatre hommes sirotent un digestif dans les jardins de l’Hôtellerie du Coeur Volant, en pleine station du Coq. Ils viennent de se caler l’estomac avec un melon glacé, une sole meunière et des crêpes Suzette. Visage encerclé d’une immense barbe blanche et d’un strict chapeau noir, James Ensor étire ses longues mains osseuses. Dans la matinée, le  » prince des peintres  » a accueilli Anatole de Monzie, ministre français de l’Education nationale, et son directeur de cabinet, Marcel Abraham, venus à Ostende pour lui remettre la Légion d’Honneur. Ensor les invite à bifurquer vers le Coq. Il a tout récemment composé une ode échevelée pour saluer une célébrité mondiale qui réside dans la station balnéaire depuis le mois d’avril. Ensor se lâche :  » Vous, l’homme des lumières, vous reflétez des Soleils, inventoriez des planètes, inventez des Lunes, invitez des comètes et illustrez des constellations.  »

A l’autre bout du texte, c’est un homme inquiet qui accueille l’éloge. Albert Einstein aime pourtant se montrer impassible. La Lune est son domaine, pense-t-on, il y mène ses balades physiciennes loin des réalités du monde. Mais pas cette fois. Le savant a le cerveau et les sens travaillés par sa patrie d’origine, cette Allemagne qui devient folle, et qu’il a décidé de ne plus jamais regagner.

Le 30 janvier 1933, Adolf Hitler a obtenu la chancellerie. Einstein, lui, enseigne temporairement à Pasadena. Depuis plusieurs années, il prévient : la montée des nazis ne promet que des heures sombres. En Californie, il a rencontré Chaplin, s’est moqué, dans son journal  » d’une grosse dame « dont  » l’occupation consiste à se faire amie avec des célébrités  » et joué des quartets de Mozart, son idole en musique, avec l’hyper-prolifique Haydn. Partout où il débarque, il s’affiche avec son boîtier de violon. Comme pour mieux se débarrasser de cette implacable étiquette de scientifique-vedette.

L’adieu à l’Allemagne

Les douceurs mondaines de la Californie s’estomperont pour de bon dans les cendres de l’incendie du Reichstag. Face aux premières persécutions des Juifs, Einstein remet son retour en Allemagne en question. Il ouvre les vannes lors d’une interview avec le New York Telegram.  » Je vivrai seulement dans un pays où prévalent la liberté politique, la tolérance et l’égalité de tous les citoyens devant la loi.  »

Il ne peut pas savoir qu’au même moment, ou presque, des chemises brunes mettent son appartement berlinois à sac. En un éclair, les magasins détenus par des Juifs sont soumis au boycott. La campagne contre l’esprit non allemand boursoufle. Elle atteindra son sombre zénith dans les bûchers du grand autodafé de mai 1933, où les écrits d’Einstein se consumeront, aux côtés de ceux de Freud et de Marx.

Deux mois avant, le savant embarque, avec sa seconde épouse, Elsa, à bord du vapeur Belgenland. Direction Anvers, avec escale à Southampton. Il enverra, à bord du bateau, sa lettre de démission à l’Académie prussienne des sciences. Alain Findling, producteur de concerts de musique classique actuellement plongé dans une vaste enquête sur la vie d’Einstein, relève que le scientifique continue, en pleine traversée, à s’élever contre le régime allemand et signe, à Southampton,  » un appel aux peuples civilisés de l’univers  » pour éviter  » une régression vers la barbarie « .

 » A son arrivée à Anvers, un comité d’accueil s’organise, avec à sa tête un professeur de médecine, Arthur de Groodt, explique Alain Findling. Une foule de journalistes l’attend. Une conférence de presse est improvisée. Einstein se montre très prudent, déclarant juste qu’il ne retournera pas en Allemagne.  » Une partie des médias se montrera perplexe, voire moqueuse. Ainsi, la Gazette s’exclame :  » Que de circonspection ! Que de réserve !  » Avant de renvoyer Einstein » à ses petits calculs scientifiques « .Après quelques jours passés au château de Chantecroy, à Mortsel, propriété d’Arthur de Groodt, Einstein partira pour une demeure plus humble, la Villa Savoyarde du Coq, louée pour l’occasion par l’épouse du médecin.

Surveillance policière

Ce n’était pas la première fois qu’il arrivait en Belgique. Son  » oncle favori « , César Koch, qui l’aida à financer ses études, résida longtemps dans la ville portuaire, avant de partir pour Liège. En 1932, après la percée fulgurante des nazis (+ 20 %) aux législatives, Einstein, qui avait déjà martelé son opposition à ce parti, était allé se faire oublier au hameau de Frahinfaz, près de Spa. Surtout, il a plusieurs fois participé aux Conseils Solvay de physique et de chimie à Bruxelles, où le gratin scientifique mondial se frottait aux grandes théories de l’époque et à leurs zones d’incertitude.

Sa renommée l’a branché avec le couple royal. Avec Elisabeth, ils partagent une origine, le sud de l’Allemagne, et une passion fixe pour le violon. L’accointance musicale est telle qu’Albert se qualifie comme  » le mari du second violon « qui joue avec Einstein.

Rien d’étonnant, dès lors, que le couple royal cherche à protéger le savant lorsqu’il parvient en Belgique en 1933, explique Alain Findling.  » L’administration avait reçu l’ordre de faciliter son entrée sur le territoire belge. Une des premières initiatives d’Einstein sera de se présenter au consulat d’Allemagne pour rendre son passeport. Je peux dire, suite à mes recherches, qu’Elsa, l’épouse d’Einstein, ne souhaitait pas qu’il renonce immédiatement à sa nationalité allemande, parce que ses deux filles, issues d’un premier mariage avec Max Löwenthal, Margot et Ilse, étaient toujours en Allemagne à ce moment-là.  »

Dès le mois d’avril, Einstein commence à recevoir des lettres de menace. Il reste de marbre, mais Elsa réclame une surveillance policière. Le gouvernement demandera à la police d’Ostende de détacher deux gendarmes en civil à la Villa Savoyarde.  » L’homme n’était pas du genre à coopérer, s’amuse Alain Findling. Il avait promis de leur faire part de ses sorties, sans tenir ses engagements. De plus, il sortait souvent la nuit, vers 2, 3 heures pour se promener sur la digue. Un personnage difficile à surveiller.  »

Au-delà de la haine agitée par les sympathisants nazis (en 1933, le propagandiste Johann von Leerspublia sa photo, barrée d’une légende macabre :  » Pas encore pendu « ), Einstein dut également faire face aux reproches de nombreux Juifs demeurés en Allemagne. Selon Findling,  » certains estimèrent en effet que les prises de position d’Einstein ne faisaient qu’accroître les représailles des partisans d’Hitler à leur égard. L’écrivain Stefan Zweig ne pensera pas autre chose quand il écrit à Romain Rolland : »Vous me dites qu’il serait nécessaire qu’un auteur juif élève sa voix. Vous avez raison, mais la responsabilité est énorme. Les cinq cent mille Juifs en Allemagne sont tous des otages. Si nous parlons, on frappe sur eux avec une brutalité inconnue jusqu’à nos jours. »  »

Petit à petit, Einstein lâchera la bride.  » Il ne faut pas faire plus que ce qui sert à influencer dans le bon sens l’opinion publique des autres pays « , écrit-il, en juillet 1933, à Lionel Ettlinger, activiste anti-nazi installé à Paris, qui va dépenser les trois quarts de sa fortune pour aider des Juifs ayant fui l’Allemagne.

Lancement d’un  » bureau d’immigration  »

Usant de son influence, de son gigantesque réseau et de sa célébrité, Einstein va également soutenir les immigrés juifs. Au début du mois d’avril 1933, une loi a été passée pour empêcher les Juifs d’accéder à un poste officiel. Rapidement, le savant commence à rédiger de nombreuses lettres de recommandations pour des universitaires juifs forcés de quitter l’Allemagne, pour leur trouver un poste.

Certains de ces documents témoignant de cette aide sont déjà connus. C’est le cas d’une lettre à Ettlinger, où Einstein adjoint une lettre de référence pour un certain Chantoff et, surtout, d’un courrier au Premier ministre turc de l’époque, Ismet Inönü, pour demander au gouvernement d’accueillir quarante scientifiques juifs. Sans doute grâce à une décision favorable d’Ataturk, qui voulait moderniser la recherche et l’enseignement dans son pays, les universitaires seront acceptés.

Alain Findling a poussé la recherche un peu plus loin.  » J’ai ainsi retrouvé une lettre de recommandation en faveur d’un sculpteur assez coté à Berlin, Harald Isenstein. Einstein a également permis au physicien Wladimir Lasareff (NDLR : oublié aujourd’hui, il terminera résistant puis combattant en Allemagne, après avoir travaillé à l’Université de Liège et passé cinq mois à Breendonk) et son épouse. Einstein tentera d’aider, sans aboutir tout à fait, un vieux luthier, journaliste et médecin berlinois, Julius Levin, qui était spolié de son patrimoine par les nazis.  »

C’est probablement une centaine de personnes, au moins, qu’Einstein soutint (financièrement aussi) à l’aube de la guerre. En 1938, il écrit à sa soeur :  » Mademoiselle Dukas – sa secrétaire – et moi gérons une sorte de bureau d’immigration.  »

Retournement de veste

Conscient de l’inéluctabilité d’un conflit armé, Einstein reviendra même sur son pacifisme fervent. En juillet, il reçoit une invitation  » du mari du second violon « .Cette fois, le roi Albert ne voulait pas l’inviter à prendre le thé et à frotter l’archet. Deux objecteurs de conscience avaient été mis en prison pour avoir refusé le service militaire. Le roi désirait, selon le biographe Walter Isaacson, qu’Einstein,  » pressé de s’exprimer par des pacifistes au niveau international « , ne s’implique pas dans l’affaire.

Non seulement Einstein n’interviendra pas, mais il reconnaîtra que la Belgique a  » de tout urgence besoin de son armée « , même s’il refuse que l’on  » traite en criminels  » les objecteurs de conscience. Il se justifie au secrétaire de l’Internationale des résistants à la guerre.  » Je hais toujours autant la violence et le militarisme. Mais il m’est impossible de ne pas regarder la réalité en face.  »

La réaction de ses compagnons pacifistes sera implacable. Stefan Zweig, s’adressant à Romain Rolland, fustige ce qu’il voit comme un vulgaire retournement de veste qui prouvera aux  » adversaires d’antan que c’était eux qui avaient raison « . La réponse de Rolland sera encore plus accablante :  » Il n’est génial que pour les sciences. Dans les autres domaines, c’est juste un idiot. « 

Alors que sa fortune, sa maison et son bateau ont été confisqués par les nazis durant le mois de juillet, Einstein apprend par les journaux que sa tête serait mise à prix pour l’équivalent de 5 000 dollars.  » Je ne savais pas que je valais tant !  » ironise-t-il. Selon Alain Findling, il ne séjournera plus à la Villa Savoyarde, passant peut-être du temps chez Alfons Blomme, un peintre ostendais qui lui tira un portrait, peu réussi et resté méconnu. Mais pour son épouse, Elsa, c’est la menace de trop. Einstein accepte de repartir pour l’Angleterre, au début du mois de septembre. Avant de filer à Princeton, aux Etats-Unis. Le savant à la langue pendue ne reviendra plus jamais en Europe.

Par Quentin Noirfalisse

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