Le 3 juillet 2013, Albert II annonçait son abdication. Un an plus tard, que reste-t-il de sa popularité et de son image de roi débonnaire ? Son entretien télévisé a-t-il redoré son blason, terni par ses plaintes et sa mésentente avec son successeur ?
Début juillet 2013. La monarchie, telle une pièce d’argenterie bien nettoyée, retrouve tout son éclat. L’annonce de l’abdication d’Albert II, programmée pour le jour de la fête nationale, fait espérer, dans le royaume, un souffle nouveau. Dissipée l’ambiance de fin de règne qui a marqué les mois précédents. Oubliés les dérapages de la famille royale – une fondation créée par la reine Fabiola à l’insu du Palais, les réactions maladroites d’Astrid et Laurent à propos de leur dotation…- et le manque de coordination entre Maisons. Mis de côté aussi, provisoirement, le débat sur le contrôle des dépenses royales et princières. Bientôt effacés les doutes du monde politique sur les capacités du fils et successeur à assumer son rôle politique après les élections.
L’heure est alors aux réjouissances et aux hommages. » Le règne d’Albert II a été unanimement salué par la classe politique, même si les derniers mois avant l’abdication ont été marqués par des couacs de communication « , relève Vincent Dujardin, historien à l’UCL. Le successeur de Baudouin est considéré, jusque dans les milieux républicains, comme le meilleur des rois que la Belgique ait jamais connus. On souligne à l’envi son rôle exemplaire pendant la crise politique de 2010-2011 et le duo bien accordé qu’il a formé avec le Premier ministre Elio Di Rupo. Les éditorialistes flamands, moins élogieux que leurs confrères francophones, saluent néanmoins un roi » consciencieux « , » moderne « , » resté neutre politiquement « . Le 21 juillet, quand son fils aîné devient, à 53 ans, le septième roi des Belges, Albert envoie un » gros kiss » à Paola, mots qui résument bien, aux yeux de beaucoup, sa simplicité. Il passe le flambeau non pas à Philippe seul, mais, dit-il, à » l’excellent couple au service du pays » qu’il forme avec Mathilde.
» Evoluer avec son temps »
C’est donc un souverain très populaire qui cède son trône, après vingt ans de service. Un chef de l’Etat qui semble même donner des gages à ceux qui, au nord du pays, réclament avec insistance une réduction des pouvoirs constitutionnels du Roi : » L’institution royale doit continuer à évoluer avec son temps « , admet ainsi Albert II dans son discours du 3 juillet 2013 annonçant son abdication. Songe-il notamment à une suppression, à terme, de la sanction et de la promulgation des lois par le souverain ? » On doit signer beaucoup de papiers, s’est plaint Albert dans l’entretien exclusif diffusé les 9 et 10 juin derniers sur RTL-TVi. J’ai la crampe de l’écrivain et, parfois, je restais bloqué au milieu de ma signature. On signe 10 000 à 12 000 arrêtés par an. »
La N-VA souhaitait une modification des pouvoirs royaux à brève échéance, donc avant les élections de mai 2014. Mais les formations représentées au gouvernement fédéral, même les partis flamands qui plaident tous pour l’instauration d’une monarchie protocolaire, ont estimé que la réforme pouvait attendre. En fin de législature, quand un compromis a été dégagé sur les articles de la Constitution ouverts à révision, aucun, dans la liste, n’était lié à la fonction ou aux pouvoirs royaux. Frans Van Daele, chef de cabinet de Philippe, très influent dans le milieu politique, veillait au grain. » Il s’est comporté en bon serviteur de la monarchie « , confie un parlementaire.
Autre réussite préélectorale due, en partie, à l’habileté de Van Daele : la transition royale s’est faite en douceur. Fort d’une popularité en hausse, Philippe a fait taire la critique en moins de cent jours. Il a replacé le palais de Bruxelles au centre de l’activité royale. Il a régulièrement ouvert les portes de son bureau aux ministres-présidents des Régions. Et il a associé sa soeur et son frère à ses activités officielles : Astrid le représente à la tête des missions économiques à l’étranger et Laurent, mis sur la touche à la fin du règne d’Albert II, se voit aujourd’hui confier une mission internationale par la FAO, obtenue avec l’aide du Palais. Philippe a, en outre, souhaité que toute la communication de la famille royale passe, » comme dans toute entreprise « , par son service de presse, afin d’éviter les fausses notes, trop fréquentes sous le règne précédent. Il a aussi voulu, en tant que monarque régnant, s’imposer comme chef de famille.
Un papy râleur qui » joue perso »
De toute évidence, Albert, qui avait promis de rester discret une fois sa couronne transmise à son fils, peine à prendre en compte ces derniers changements et la perte de certains privilèges. Si sa voisine Beatrix des Pays-Bas s’astreint à la discrétion depuis qu’elle a laissé son trône à son fils Willem-Alexander, Albert et son entourage, eux, défraient la chronique. Absences remarquées, contacts avec le monde politique par des voies détournées, dialogue de sourds (si dialogue il y a) avec le roi Philippe… : à plusieurs reprises ces derniers mois, l’ex-chef d’Etat a pris le Palais à contrepied. On a découvert alors, derrière le cliché du bon papa chaleureux et débonnaire, un papy râleur, qui » joue perso « . Albert passe outre les consignes du nouveau » chef de famille « , ne met pas son successeur au courant de ses projets et ne lui demande pas son autorisation, ce qui est son droit. Mais ses initiatives et récriminations ont brouillé son image.
» La famille royale doit, en toutes circonstances, donner l’exemple « , estimait Albert II en janvier 2013, lors de son dernier discours de Nouvel An devant les autorités de l’Etat. Une allusion aux » affaires » qui éclaboussaient à l’époque sa famille. Mais la personnalité de l’ex-souverain est plus complexe qu’il n’y paraît. Albert lui-même reconnaît, dans l’entretien fleuve accordé à Pascal Vrebos, qu’il est soupe au lait, voire colérique : » J’ai le sang près du chapeau, comme les Liégeois » (l’expression exacte est » avoir la tête – ou le bonnet – près du chapeau « ). L’eurodéputé Louis Michel, qui le fréquente de longue date, confirme que l’ex-chef de l’Etat a une double personnalité : » Sous des dehors gentil, amical, affectueux, c’est un homme de caractère. » Décrit par plusieurs de ses proches comme un anxieux, Albert avoue s’être demandé s’il serait » le dernier Roi des Belges « . » De temps en temps, je suis insupportable de pessimisme, lâche-t-il dans l’interview. Alors, elle (Paola) me secoue un bon coup. » Il signale au passage que pendant son règne, il ne s’est vraiment confié qu’à son chef de cabinet, Jacques van Ypersele, et à sa femme, Paola. Et à son fils et héritier ? Il n’est pas cité.
Une période d’adaptation compliquée
Si Beatrix est redevenue simple princesse après son abdication, Albert, lui, avoue aimer encore porter le titre de Roi et confie qu’il n’aurait » pas nécessairement » apprécié redevenir prince. Juan Carlos est du même avis : quelques jours avant l’intronisation de son fils Felipe ce 19 juin, il a obtenu du gouvernement espagnol le droit de pouvoir conserver » à vie » son titre honorifique de Roi.
Par ailleurs, Albert reconnaît volontiers qu’il a dû » s’adapter » à sa nouvelle situation, » comme toute personne qui prend sa pension « . Vincent Dujardin confirme : » Depuis sa descente de charge, la période d’adaptation est plus lente que prévu. Quand vous ou votre chef de cabinet avez l’habitude, pendant vingt ans, de former le numéro de GSM du Premier ministre et de ses ministres, il n’est pas si facile, du jour au lendemain, de se résoudre à passer par le canal de l’entourage du nouveau souverain et de recourir à la concertation. Certes, formellement, Albert n’a pas d’autorisation à obtenir du Palais. Mais dans une monarchie belge marquée par le rôle de représentation, une bonne communication interne est impérative, en particulier lors d’opérations spéciales. Tous les membres de la famille royale, surtout ceux qui bénéficient d’une dotation, ont pour rôle de faciliter la tâche de représentation du chef de l’Etat. »
Sybille, Delphine et Laurent
Dès septembre dernier, le roi sortant perd de son aura. Dans un grand déballage télévisé, son ancienne maîtresse, Sybille de Sélys Longchamps, le dépeint comme un homme d’une » énorme lâcheté » qui, sous influence religieuse, a renié sa fille illégitime, Delphine Boël, au moment où celle-ci souffrait d’anorexie. Plus récemment, le peu d’empathie qu’Albert semble manifester à l’égard de son fils cadet a suscité incompréhension et critiques. Soigné en mars dernier pour une pneumonie et mis en coma artificiel, Laurent n’a reçu la visite de ses parents qu’après dix jours d’hôpital – ils avaient un » engagement » en France -, alors que Philippe, Mathilde et Astrid s’étaient plusieurs fois rendus au chevet du prince. Surtout, Albert ne serait resté qu’un instant dans la chambre, ou aurait seulement stationné dans le couloir. En veut-il à Laurent d’avoir apporté un certain soutien à la cause de Delphine, qui entend faire reconnaître par un tribunal qu’Albert est bien son père biologique ? Ou reproche-t-il toujours à son cadet son déplacement controversé en Afrique, qui a conduit à l’instauration d’un » code de bonne conduite » appliqué aujourd’hui à tous les bénéficiaires d’une dotation quand ils se rendent à l’étranger ?
Plus récemment, Albert crée la surprise en accordant l’entretien déjà évoqué sans avertir le palais royal en temps utile. Dans la foulée, il donne une autre interview, en néerlandais cette fois, à VTM, toujours sans en parler préalablement au roi Philippe. » Si le Palais a réagi, c’est pour préserver la maison régnante des retombées que pourrait avoir l’interview, faite dans un premier temps en français uniquement, ce qui a provoqué des réactions négatives au nord du pays « , remarque un élu. Surtout, l’opération médiatique d’Albert se met en place au moment même où son fils entame ses consultations politiques en vue de la formation d’un gouvernement fédéral. » La monarchie traverse un moment délicat, reconnaît notre source. Il valait mieux, pour le Palais, faire savoir aux politiques que Philippe n’était pas « mouillé » dans le projet. »
Albert II et l’argent
La plainte d’Albert relative à sa dotation est sans doute l’épisode qui a fait le plus de tort à l’image du roi retraité. Il aurait fait discrètement savoir au gouvernement que l’enveloppe qui lui est octroyée depuis son abdication (923 000 euros par an, dont 174 000 de » traitement « , et dix collaborateurs plein temps mis à son service) est insuffisante. L’ancien souverain aurait souhaité que les frais d’entretien et les coûts énergétiques de sa résidence du Belvédère soient pris en charge par l’Etat. La réaction du Premier ministre Elio Di Rupo a été immédiate : pas question de retoucher la réforme des dotations royales. Et pour cause : ce serait agiter un chiffon rouge devant les partis flamands, N-VA en tête, prompts à remettre en cause le coût de la monarchie.
Un initié pointe les changements radicaux induits par la réforme du système des dotations : » Pendant vingt ans, Albert II n’a dû rendre de comptes à personne. A présent, il doit justifier ses frais, du moins pour une partie de sa dotation. Il a, en outre, des devoirs liés à l’octroi de cette enveloppe. Chaque année, il a un rapport d’activités à remettre sur l’usage du budget mis à sa disposition. Il doit expliquer en quoi ses dépenses ont aidé le roi Philippe ou le gouvernement dans leurs tâches de représentation. Ce rapport sera soumis au Parlement, appelé à revoter annuellement la dotation. Le système des dotations ne figure pas dans la Constitution, un flou juridique qui a une vertu : on peut augmenter une dotation, la diminuer, voire la supprimer. »
Au cours de l’entretien télévisé, le roi Albert a éludé les rumeurs relatives à sa fortune : il n’est » pas milliardaire « , assure-t-il, mais » pas pauvre non plus » : » Je pars toujours du principe qu’on ne prête qu’aux riches, donc laissons croire qu’on est plus riche qu’on est. » Le Palais lui reconnaissait officiellement, à la fin de son règne, une fortune de 2,4 millions d’euros, sans compter son yacht, sa résidence de Châteauneuf de Grasse et deux appartements acquis à Ostende. L’affirmation d’Albert selon laquelle il n’est pas milliardaire répond aux allégations, reprises par le député N-VA Theo Francken, champion des interpellations sur la monarchie, selon lesquelles la fortune du roi Albert peut être évaluée entre 400 millions et 1 milliard d’euros.
Deux Maisons royales en froid
Le bras de fer entre Maisons royales lors de l' » affaire Pardoen » a également terni l’image de l’ancien souverain. Le chef de la Maison d’Albert II a été limogé par le roi Philippe pour avoir, contre l’avis du Palais, diffusé une lettre de la reine Paola dans laquelle celle-ci suggère un manque de considération de Philippe à l’égard de son frère ( » Dès sa sortie de clinique, Laurent doit pouvoir trouver un avenir valorisant « , écrit-elle). De quoi fâcher le chef de l’Etat, qui a alors imposé à son père un nouveau chef de cabinet, Peter Degraer. Mais ce dernier n’a pu remplir sa fonction, Vincent Pardoen ayant conservé officieusement son poste auprès d’Albert. Selon Vrebos, le roi retraité était » effondré » à l’annonce de l’éviction de son bras droit et gestionnaire de fortune : » Il était blessé et j’ai eu peur pour sa santé, assure-t-il. Il trouvait injuste que, pour un communiqué qui a déplu, on licencie le plus proche de ses proches. »
L’historien Vincent Dujardin pointe du doigt les conséquences d’un communiqué très inhabituel, rédigé à la première personne : » Diffuser ainsi un texte sur un membre de la famille royale, c’est risquer de rendre légitime l’immixtion des médias dans la vie privée de cette famille, et pas seulement celle de la presse à sensation. » Cette lettre de Paola pose aussi question sur le fond, car Laurent semblait satisfait du changement d’équipe au Palais et avait accepté la centralisation de la communication de toute la famille royale. En tout cas, le Palais a jugé la lettre contre-productive et a demandé qu’elle ne soit pas diffusée. En vain. Ce n’était pas le premier » écart » de Pardoen, qui avait aussi assumé la démarche d’Albert concernant sa dotation. » Il était logique que Philippe réagisse, estime un proche du Palais : il devait rassurer le monde politique sur sa capacité à maintenir la sérénité et l’ordre au sein de la famille royale. »
Albert ayant gardé le général Pardoen à ses côtés, son nouveau chef de cabinet nommé par Philippe a vite jeté l’éponge. Le père n’en ferait-il qu’à sa tête ? Il faut nuancer. » Vincent Pardoen, qui a travaillé quinze ans auprès de Baudouin et plus de vingt ans aux côtés d’Albert II en tant qu’intendant de la Liste civile, connaît tous les tiroirs royaux à l’endroit et à l’envers, glisse un politique. A 80 ans, l’ancien souverain ne voulait pas être privé de son homme de confiance. Si Albert le paye désormais sur sa cassette personnelle, c’est du ressort de sa vie privée. »
Un coup médiatique pour redorer son blason
Quant à l’entretien télévisé accordé par Albert II, pompeusement appelé » témoignage pour l’histoire « , il visait avant tout à redorer son blason. » Le roi est un bon conteur, doté d’un sens de l’humour qui fait mouche, estime Vincent Dujardin. L’émission diffusée à l’occasion de ses 80 ans a été pour lui l’occasion de partager quelques souvenirs, initiative bénéfique pour son image. Cette interview aurait pu donner son plein effet si le projet avait été concerté avec le palais royal. Cela n’impliquait pas un contrôle des propos du roi Albert, mais un échange sur la tonalité générale de l’entretien, sur le moment adéquat de sa diffusion et sur les langues à utiliser. »
Albert et Philippe n’ont jamais réussi à s’entendre. Leurs relations actuelles sont largement conditionnées par leur passé. En clair, les blessures d’hier pèsent sur leur comportement : Albert a été affecté par les tragédies qui ont marqué son enfance, tandis que Philippe a longtemps souffert de l’absence de son père, puis de son statut d’éternel héritier. Le père a peu valorisé ses fils. Pour autant, la personnalité d’Albert reste largement un mystère. Car ce successeur d’un roi austère est apparu, pendant tout son règne, comme un joyeux drille, un timide volontaire, un brave homme ayant le don de se rendre sympa. C’est, aujourd’hui, un mari en retrait derrière son épouse, femme de tête, et un grand-père choyé par ses petits-enfants.
Peut-on comparer la relation entre Albert et Philippe avec celle qui s’est établie entre Léopold III et son fils Baudouin après l’abdication de 1951 ? » Lors de la passation de pouvoir, un an plus tôt, Baudouin n’a que 19 ans, rappelle l’historien de l’UCL. Léopold III, lui, perd tout rôle politique alors qu’il a seulement 48 ans. Le père exerce une grande influence sur le nouveau roi, d’autant qu’une partie de l’entourage de Léopold reste présent au début du règne du fils. Baudouin, rentré de l’exil suisse, connaît très mal son pays et écoute les conseils de son père. Jusqu’à son mariage avec Fabiola, on peut parler de diarchie à la tête de l’Etat. De plus, à cette époque, la belle-mère du roi est omniprésente. Quand Baudouin reçoit son Premier ministre, Lilian anime la conversation. De quoi mettre mal à l’aise l’hôte du roi. Rien de tel aujourd’hui. »
Par Olivier Rogeau