La gestion précipitée du bug électoral de 2014 répondait à une stratégie politique. Et la démocratie dans tout ça ? Dans un ouvrage collectif (1), Anne-Emmanuelle Bourgaux, professeur de droit public (ULB), met les politiques face à leurs responsabilités. Détonant.
Le Vif/L’Express : Pour cet ouvrage collectif, vous avez travaillé avec des universitaires d’autres pays – France, Etats-Unis, Chili – et donc, partagé vos recherches. Que pensent-ils du cas belge ?
Anne-Emmanuelle Bourgaux : Ils étaient consternés par ce que je racontais. Déjà avant le bug de 2014, l’enthousiasme belge pour le vote électronique les surprenait. La Belgique est le pays le plus obstiné dans l’expérimentation de l’automatisation du scrutin électoral, à la fois par la longévité et par la multiplication des systèmes éprouvés, et ce, sans qu’il y ait de vraies réflexions démocratiques à ce sujet. Evidemment, ensuite, le bug du 25 mai les a ahuris. Car il est exceptionnel, voire unique dans les annales du vote électronique. Pour eux, ce bug constitue désormais LE cas d’école.
Qu’est-ce qui a le plus surpris les chercheurs ?
Outre la chaîne de dysfonctionnements en amont, ce qui a surtout étonné, c’est la précipitation avec laquelle on a annoncé les résultats, malgré tout. Le ministère de l’Intérieur a pris la décision de foncer coûte que coûte, alors qu’on aurait dû prendre plus de temps pour analyser les causes et les conséquences du bug. Le rapport définitif du collège d’experts chargés du contrôle du système de vote le pointe clairement. On a annoncé les résultats sans connaître ni les causes ni l’étendue du problème. Après ça, impossible de revenir en arrière. La machine était lancée. Il fallait à tout prix légitimer les résultats qu’on avait annoncés…
Pourquoi une telle précipitation ?
Pour moi, cela tient à la personnalité de la ministre de l’Intérieur CDH de l’époque : foncer, c’est la méthode Milquet. Or, les décisions venaient du cabinet. Il y avait aussi les intérêts stratégiques francophones. Le bug ne concernait pas les cantons flamands. Avoir les résultats de la Flandre bien avant ceux de la Wallonie et de Bruxelles était intenable pour les politiques francophones. Après une élection, c’est la course aux coalitions. D’ailleurs, les accords de majorité à Bruxelles et en Wallonie ont été annoncés avant la validation définitive des résultats. Le CDH fait partie de ces majorités. La précipitation nuit indéniablement à la démocratie.
Il y a tout de même une chaîne de contrôle.
Oui, des magistrats, présidents des bureaux de canton, doivent valider les résultats. Mais leur impuissance s’est illustrée de manière spectaculaire lors du bug de 2014. Puisque certains, à Bruxelles et à Eupen, ont d’abord essayé de faire de la résistance, puis ont accordé leur imprimatur sous réserve que les chiffres qu’on leur présentait étaient exacts. Comment pouvaient-ils le vérifier ? En réalité, tous les maillons de la chaîne de contrôle, magistrats, députés et aussi chercheurs ou journalistes, sont lobés par ce mode de scrutin tout simplement parce qu’ils ne sont pas informaticiens. Cela se vérifie d’ailleurs dans tous les pays ayant opté pour la numérisation électorale. Le bug de 2014 a mis en évidence que le vote électronique est incontrôlable.
Les responsables sont les firmes privées qui conçoivent les logiciels, alors ? La firme Stésud, qui a rédigé le programme ayant causé le bug, doit d’ailleurs dédommager l’Etat, à hauteur de 406 000 euros…
Formidable ! 406 000 euros, c’est le prix d’un déficit démocratique. Soyons sérieux. C’est un peu court comme épilogue. La responsabilité du bug est d’abord politique. C’est l’Etat qui a décidé de privatiser, et ce dès le début, le vote électronique. C’est l’Etat qui, l’an dernier, a commandité le matériel obsolète de la firme Stésud qui datait de 1994 et que raillaient les internautes parce qu’on utilisait encore des disquettes informatiques. Tout cela avec l’aval des parlementaires. On sait comment fonctionne une entreprise privée pour être rentable. Le bug de 2014 n’a, en réalité, rien d’étonnant, car il est le sommet d’une montagne de dysfonctionnements plus ou moins importants, constatés par le passé, dont les politiques avaient conscience.
Le parlement wallon a voté une résolution pour stopper l’expérience du scrutin numérique. Il y a tout de même une réflexion politique.
La suppression du vote électronique était déjà dans le programme du précédent gouvernement wallon. Même si, cette fois, l’intention paraît plus déterminée, j’attends de voir… D’une manière générale, la faiblesse parlementaire par rapport au vote électronique, dont l’enjeu n’est pas seulement technique, se constate dans tous les pays concernés. Il y a très peu de débat démocratique autour de la question. Il faut dire que les politiques sont sensibles aux sirènes du monde de l’entreprise pour qui le vote électronique constitue un marché important. D’autant qu’aujourd’hui, après avoir fait leurs dents sur les scrutins des pays européens, ces entreprises se tournent vers des marchés plus grands : l’Asie et même l’Afrique. Si même en Europe, on ne parvient pas à contrôler le processus électoral numérisé, imaginez les risques dans les pays africains.
Etes-vous pour la suppression du vote électronique ?
Oui, je crois qu’il faut le supprimer. Pas mal d’Etats l’ont fait, comme les Pays-Bas voisins. Les nouvelles technologies ne sont pas un progrès pour toutes les utilisations. On peut même considérer que le vote électronique est archaïque, car il n’est pas un progrès pour la démocratie. Au contraire. Il met à néant la délicate évolution de l’ingénierie électorale. La forme du bulletin de vote, la taille de l’urne, la disposition de l’isoloir, le dépouillement sous contrôle… Toutes ces modalités électorales sont le fruit d’une lente maturation depuis des décennies, pour assurer l’honnêteté et la régularité d’une élection.
Le vote électronique n’a aucune qualité à vos yeux ?
Pour le rendre plus sûr et restaurer la confiance des électeurs, on a développé – c’est le cas en Flandre – le vote électronique avec preuve papier, soit un ticket émis prouvant que l’on a voté. Donc, pour essayer d’offrir les mêmes garanties, le vote électronique se rapproche du vote papier… Cela suppose une multiplication du matériel, des logiciels et donc des risques de bug et évidemment des coûts. Est-ce raisonnable ?
L’avenir du scrutin électronique, c’est le vote par Internet, à distance, comme pour les électeurs à l’étranger ?
On en parle. C’est la tendance actuelle. Des projets sont tentés, comme le CyberVote lancé, au début des années 2000, au niveau de la Commission européenne, dont l’objectif était d’étudier les différentes façons de voter par Internet et par téléphone mobile (NDLR : un projet mené et financé notamment par des entreprises privées). Là se pose la question cruciale : comment garantir la liberté et le secret du scrutin, si on vote à distance ? Ce serait un énorme retour en arrière et une claque encore plus grande pour la démocratie.
(1) Le vote électronique, ouvrage collectif sous la direction de Gilles J. Guglielmi et Olivier Ihl, Lextenso Ed., 334p.
Entretien : Thierry Denoël