» Le Verre d’absinthe  » décrypté

Pièce majeure de l’histoire de l’art, ce chef-d’oeuvre de Picasso exposé à Bozar se dévoile sous la loupe des experts.

« Quelle est l’oeuvre la plus emblématique de Picasso. Sculptures, le chef-d’oeuvre que vous retiendriez s’il ne fallait en garder qu’un ?  » A la question, Laurent Le Bon, directeur du musée Picasso à Paris, répond :  » Le chef-d’oeuvre, c’est toujours la question impossible, cela dépend du climat, de l’instant… Mais en voyant cette belle exposition bruxelloise et sa scénographie, je choisirais LeVerre d’absinthe. A New York et à Paris (NDLR : les deux premières étapes de la tournée de l’exposition), on avait eu la chance de pouvoir montrer la série complète des six exemplaires (NDLR : Le Verre d’absinthe appartient à une série de six bronzes). Mais ici, il est seul, il apparaît donc comme une force, une concentration d’énergie, entouré de tous ces chefs-d’oeuvre de peintures cubistes, notamment de la Nature morte à la chaise cannée, dont je crois que c’est la première fois qu’elle est montrée en Belgique. Dans cette oeuvre, il y a vraiment tout Picasso. Elle nous dit beaucoup du collage et de l’assemblage. Et puis, il y a le Picasso un peu duchampien, parce que la cuillère d’absinthe est un véritable ready-made.  »

Datant de 1914, Le Verre d’absinthe est la seule sculpture en ronde-bosse réalisée par Picasso entre 1910 et 1926, c’est-à-dire développée dans les trois dimensions : le spectateur peut tourner autour en multipliant les points de vue à hauteur de regard. Elle fait partie d’une édition de six bronzes fondus à partir d’un même modèle en cire, chaque exemplaire étant peint de manière différente, l’un d’entre eux étant même partiellement recouvert d’une couche de sable. Cette façon est typique de Picasso : procéder par séries et variations à l’intérieur de celles-ci, pour en exploiter toutes les variantes possibles.

Une authentique cuillère à absinthe en argent, sur laquelle est posé un sucre en bronze peint lui aussi, surmonte chacun des exemplaires, selon les principes cubistes de l’assemblage et peut-être l’influence de Duchamp et de ses ready-made – ces objets manufacturés promus au rang d’objet d’art par le seul choix de l’artiste. Cette incorporation d’un élément trouvé dans une sculpture est la première d’une longue série à venir, Picasso se déclarant  » intéressé à la relation entre la vraie cuillère et le verre et le sucre sculptés, à leur confrontation « .

Une synthèse de trois relations

Pour Alain Monvoisin, auteur d’un important Dictionnaire de la sculpture moderne et contemporaine (éd. du Regard), Le Verre d’absinthe est à la synthèse des trois relations que l’objet artistique entretient avec le réel : le verre proprement dit est représenté selon les principes cubistes des décompositions des volumes et des plans, le morceau de sucre est figuré selon le principe mimétique et la cuillère est un objet issu directement du réel.

La sculpture apparaît en deux temps : le fond et le pied du verre restent identifiables tandis que sa partie supérieure, habituellement de forme conique, se retrouve ici complètement éclatée. Les formes déstructurées qui en résultent peuvent suggérer tout à la fois les différents niveaux d’absinthe dans le verre, mais surtout – grâce à un jeu de vides et de pleins – les plans lumineux qui le traversent, jolie prouesse quand on voit l’opacité sourde de la matière utilisée.

Picasso a conservé de son vivant un exemplaire du Verre d’absinthe, confiant les cinq autres à son marchand Daniel-Henry Kahnweiler qui en a assuré la diffusion, tous se trouvant maintenant dans les plus grandes collections publiques.

PAR BERNARD MARCELIS

 » Dans cette oeuvre, il y a tout Picasso  »

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