Le vent du changement

Louis Danvers Journaliste cinéma

Chroniqueur inspiré d’une Chine à la croisée des chemins, le jeune et talentueux Jia Zhang-ke signe avec The World une ouvre aussi éclairante qu’émouvante et belle

The World sort la semaine prochaine au Studio Flagey (Bruxelles), au Mukha Cinema (Anvers) et au Sphinx (Gand).

L’action se situe à World Park, c’est-à-dire nulle part. Un nulle part bâti dans la banlieue de Pékin où l’on a disposé, sur une vaste étendue, des monuments emblématiques du monde entier reproduits à échelle réduite et offrant au visiteur un voyage presque immobile vers Paris et sa tour Eiffel, Londres et son clocher de Big Ben, Venise et sa place Saint-Marc… C’est dans ce lieu insolite que Jia Zhang-ke a posé sa caméra pour tourner son quatrième long-métrage, le premier à recevoir une autorisation officielle. The World succède à Xiao-wu, artisan pickpocket, Platform et Unknown Pleasures dans la trajectoire passionnante de celui qui, à 35 ans, compte déjà parmi les meilleurs cinéastes de son temps.

Venu très jeune à la mise en scène, après avoir découvert le superbe Terre jaune de Chen Kaige (1984) et  » réalisé le potentiel extraordinaire du cinéma « , Jia s’est d’emblée attaché à  » filmer la chronique des changements vécus par les Chinois, à une époque où la modernisation touche les campagnes et où la globalisation met la jeunesse en contact avec une culture mondiale û évidemment peu conforme à la tradition û qui impose encore ses règles loin des grandes villes « . Après avoir narré, dans Xiao-wu, artisan pickpocket (1997), les mésaventures d’un jeune voleur à la tire reconverti dans le trafic de cigarettes, après avoir, ensuite, accompagné sur Platform (2000) une troupe de jeunes comédiens voyageant dans la Chine de la fin des années 1970 au milieu des années 1980, Jia a su dresser avec Unknown Pleasures (2001) un état des lieux sensible d’une certaine jeunesse chinoise. Faute d’une improbable autorisation, ces trois films furent tournés  » en douce  » et ne reçurent aucune diffusion officielle. Mais des sélections dans les plus prestigieux festivals internationaux révélèrent le cinéaste aux yeux du monde, tandis qu’étudiants et cinéphiles chinois découvraient ses £uvres lors de rares projections clandestines et û surtout û en faisant circuler des copies pirates sur DVD…

The World est donc le premier opus de Jia  » autorisé  » par un pouvoir à la censure tatillonne, mais qui ne peut évidemment pas contrôler tous ceux qui se piquent, quelque part dans l’immense pays, de tourner un film en dehors des studios par lesquels passent tous les projets  » approuvés « .  » Je ne renonce pas à mon indépendance pour autant « , explique le jeune réalisateur que le gouvernement avait condamné à une interdiction de tourner pendant cinq ans, sanction désormais levée.  » Si le Bureau du film û l’organe incarnant la ligne officielle et la faisant appliquer û a récemment annoncé une politique plus progressiste, poursuit Jia, c’est surtout parce que, durant une décennie, de nombreux jeunes cinéastes indépendants se sont obstinés à travailler en dehors du système, finissant par imposer une autre image du cinéma chinois, à l’étranger mais aussi parmi les plus curieux des Chinois, ceux auxquels leurs films arrivaient ou qui avaient connaissance (via les moyens de communication moderne) des échos louangeurs de leur reconnaissance internationale.  »

 » Que je tourne au grand jour ou en secret, mon travail ne subit pas les influences extérieures « , conclut sur ce sujet le réalisateur dont le but permanent est d’  » explorer la société et les individus qui la composent, au fil de recherches libres et sans autre impératif que cinématographique et humain « .

Microcosme

Au World Park de Pékin, un train électrique et un bateau promènent les touristes û presque uniquement chinois û de la Grande Pyramide d’Egypte à une place Rouge moscovite que recouvrent plus de cinq millions de briquettes de la taille d’une tuile de mah-jong. C’est dans cet endroit étonnant, microcosme parfait d’une société exposée de manière ambiguë aux vents du changement, que la belle Tao et son petit ami Taisheng travaillent. Danseuse, elle participe aux spectacles que le parc propose. Il est agent de sécurité. Tous deux ont gagné la grande ville depuis leur province natale du nord. Les difficultés de leur relation amoureuse dans un contexte de changement et de mélange où les repères traditionnels s’effacent inspirent à Jia Zhang-ke une étude de caractères d’une grande subtilité, où l’art du plan-séquence (une scène filmée en un seul plan, sans coupe aucune) favorisé par le cinéaste atteint des sommets de véracité.

 » Le plan-séquence permet de faire vivre en temps réel au spectateur ce que vous observez, et cela permet d’atteindre une authenticité que le plus habile montage n’approchera même pas « , commente le réalisateur qui a longtemps filmé dans sa province nordiste du Shanxi, avant de donner ses impressions sur ce Pékin où il vit depuis une dizaine d’années déjà.

Entre autres mérites, Jia Zhang-ke aura fait connaître sa petite ville natale de Fenyang. Pas un de ses films n’oublie soit d’y situer son action, soit de comprendre un personnage qui en vient, qui y retourne, qui y a laissé une famille, des amis.  » La reconnaissance obtenue par mes premiers films à l’étranger a provoqué pour Fenyang une curiosité dépassant la cinéphilie, sourit le réalisateur, et il n’est désormais pas rare que des touristes y débarquent pour y retrouver des lieux que j’ai filmés. Les Japonais sont les plus déterminés dans cette entreprise, et, quand ils arrivent à trouver ma maison natale, ma mère leur prépare à manger…  »

L’amour pour recours ?

Jia pratique un humour discret, bien à l’image d’un personnage à la fois audacieux dans ses choix d’artiste et un peu timide dans l’abord des autres. Un homme dont les films généralement très mélancoliques et d’une honnêteté profonde posent des constats sans fard sur des questions restées jusqu’ici sans réponse dans la nouvelle marche en avant du géant chinois. Plus que d’économie, c’est d’humanité que nous parle Jia Zhang-ke. Et d’amour,  » puisque cela semble la seule chose qui ne change pas dans un monde par ailleurs en pleine transformation « . Un amour auquel The World donne une conclusion déchirante et tragique, comme pour rappeler que, au-delà des slogans, l’avenir s’annonce délicat, et l’inquiétude, légitime.

Louis Danvers

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