Le triomphe du pragmatisme

Le gouvernement Michel gère la crise de l’asile comme il a mené à bien le tax-shift : avec un sens acéré de la réalité. Cette efficacité immédiate, qui séduit la population, est inspirée par les méthodes flamandes. Mais que l’on ne s’y trompe pas, l’idéologie est bien présente. Et le court terme domine…

C’est un rouleau compresseur. Le gouvernement Michel ne laisse rien passer, il gère toutes les crises, tient ses engagements et ose prendre des décisions courageuses. Non sans s’adapter à l’actualité et à la conjoncture internationale. En un mot comme en cent : la majorité fédérale fait preuve, depuis le départ, d’un  » pragmatisme qui tranche avec la politique classique, en menant une gestion quasiment managériale des affaires publiques « , pour reprendre les termes de Nicolas Baygert, professeur de communication politique à l’Ihecs, l’ULB et l’UCL. Voilà l’impression laissée dans une large partie de l’opinion publique par la suédoise, éloignée des critiques horrifiées des débuts, quand on l’avait baptisée depuis l’opposition  » kamikaze « . Même si les virages pris ne plaisent pas à tout le monde, loin s’en faut.

Après avoir bouclé le tax-shift, comme promis, avant de partir en vacances, les ministres fédéraux ont géré à distance, à l’entame du mois d’août, le début de crise dans l’accueil des étrangers. En un conseil des ministres électronique, organisé sans quitter leur lieu de villégiature, ils ont rouvert 2 500 places supplémentaires dans des casernes. Une décision accompagnée d’une communication immédiate sur les réseaux sociaux.  » Congés sacrifiés mais c’était nécessaire « , dixit Theo Francken, secrétaire d’Etat N-VA à l’Asile et la Migration.

Une affaire rondement menée. Et un piège pour les socialistes, forcés de tomber le masque. Ainsi, le ministre-président socialiste Rudy Demotte conteste-t-il la contribution de sa ville, Tournai, qui doit accueillir le plus fort contingent parmi les communes choisies – entre 450 et 790 demandeurs d’asile pour un total de 2 500.  » J’y vois le dessein de provoquer politiquement et, au passage, de créer un climat de tension entre communautés diverses avec des risques d’incompréhension évidents, engendrés par la peur de l’autre, la méconnaissance mais aussi l’absence d’un réel projet d’accueil de ces personnes « , clame le socialiste.

 » Une marque de fabrique flamande  »

 » Un conseil des ministres électronique : voilà une nouvelle preuve que tout se décide aujourd’hui en temps réel « , constate Bruno Colmant, professeur de finance à l’ULB, à l’UCL et à la Vlerick Management School. Pour cet ancien membre d’un cabinet ministériel libéral, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : le gouvernement Michel est l’expression même d’un pouvoir contraint d’être pragmatique.  » L’Etat est désormais soumis aux règles du marché, explique-t-il. Cela impose un rapport au temps différent, la nécessité d’être extrêmement réactif. De Wever affirme que la Belgique va « s’évaporer », je pense quant à moi davantage à une dilution de l’Etat dans un magma financier. Ils sont de plus en plus nombreux à dire que les gouvernements se gèrent comme des entreprises – c’est notamment le credo d’Alexander De Croo, vice-Premier ministre Open VLD. Mais il y a en réalité une perte de souveraineté face aux contraintes internationales, budgétaires et financières ainsi que face aux pressions des lobbies.  »

Le tax-shift en fut un merveilleux exemple. L’ampleur de l’opération, supérieure à 7 milliards d’euros, est considérable, mais les recettes utilisées restent classiques.  » Le point de départ de ce glissement fiscal, c’est la râpe à fromage au niveau du prélèvement d’impôts, note Bruno Colmant. On ne fait aucun choix qui heurte et on tient logiquement compte des possibilités budgétaires. Quant au point d’arrivée, c’est la preuve par le futur, par le marché : on compte sur les entreprises pour créer de l’emploi sans aucun incitant. Dans les deux cas, oui, c’est un pragmatisme exacerbé.  »

Un trait de caractère typiquement flamand et ultradominant au sein de la majorité dirigée par Charles Michel ?  » Je donne cours des deux côtés de la frontière linguistique et le pragmatisme est une marque de fabrique du nord du pays, détaille-t-il. Les Flamands suivent une logique très empirique et inductive. Ils s’inspirent davantage du monde anglo-saxon où l’on joue en permanence aux échecs, où l’on est ancré dans la réalité quotidienne, où l’on entreprend sans se poser trop de questions. Le monde latin, a contrario, est davantage un monde de principes, de grandes réformes, imprégné par la pensée de Voltaire ou de Rousseau.  »

Le parti du Premier ministre s’imprègne facilement de cette approche flamande car  » le libéralisme n’a pas de doctrine et pas de mémoire « , prolonge Bruno Colmant :  » Pas de Marx, pas de Keynes, pas de Jaurès, aucun auteur majeur à part peut-être Adam Smith. Comme les Américains, les libéraux sont amnésiques. La situation du jour est bonne pour vingt-quatre heures. Après, on verra… De manière générale, ils fonctionnent par oscillations, par essais et erreurs. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose : mathématiquement, cela permet d’épouser les circonstances ou la conjoncture économique.  » Le risque ? Perdre de vue les grandes mutations de la société et les enjeux en lames de fond comme la dette publique, le vieillissement de la population ou le réchauffement climatique.

 » De la realpolitik idéologique  »

Le Premier ministre est un modèle de pragmatisme, reconnaît Edouard Delruelle, professeur de philosophie à l’Université de Liège.  » Du moins, si l’on entend par là une grande capacité à intégrer les rapports de force et un sens aigu de la realpolitik, nuance-t-il. Alors oui, Charles Michel réussit jusqu’ici à le faire avec un talent certain. Il s’inscrit parfaitement dans le domaine dominant en Europe, dans la lignée de Merkel ou Cameron, et mène une politique socio-économique très dure prônée par l’élite flamande. Son choix, très pragmatique, consiste à dire qu’en gardant ce cap, on empêchera le retour des revendications communautaires. C’est loin d’être certain…  »

Mais le  » pragmatisme « , qui évoque dans l’acception commune du terme un sens du réel particulièrement acéré, est aussi et surtout un courant de pensée venu des Etats-Unis et datant du début du siècle passé. Le professeur John Dewey (1859-1952), qui fut l’un de ses principaux partisans aux universités de Chicago et de New York, fut sous les projecteurs de ce côté-ci de l’Atlantique il y a trois ans avec la parution en français de l’un de ses principaux essais, Expérience et nature (éd. Gallimard).  » Cette philosophie est très utilitariste et remet fondamentalement en cause les grands systèmes métaphysiques, que ce soit les religions ou les grandes idéologies, enchaîne Edouard Delruelle. On ne peut pas dire que ce soit le propre de ce gouvernement, qui est très idéologique, dominé par un axe MR – N-VA qui met le CD&V de plus en plus mal à l’aise.  » Une convergence, toutefois : il s’agit d’un mode de pensée dont… la réussite pratique est le seul critère de vérité, ce qui doit parler à ces partis de la suédoise dont le salut dépendra de l’effet positif des réformes en termes de croissance et de création d’emplois.

 » Je ne reviendrai pas sur les mesures très idéologiques que sont le saut d’index ou le relèvement de l’âge de la pension, poursuit le philosophe liégeois. Faire des économies linéaires dans tous les secteurs, y compris la justice, on ne peut pas dire que ce soit très pragmatique, cela fait preuve, au contraire, d’une grande cohérence idéologique. Au moment du tax-shift, on a à peine évoqué un impôt sur la fortune, ce qui aurait été pragmatique. Ce gouvernement continue à soutenir le capitalisme financier contre les revenus du travail. On reste dans un logiciel fortement ancré à droite. Ce qui m’a le plus heurté, c’est la façon dont Charles Michel s’est collé à la ligne allemande dans le dossier grec.  »

Selon Edouard Delruelle, Charles Michel considère que le monde est une vaste compétition, une concurrence salariale permanente, dans une approche néolibérale.  » Il n’y a pas de discours moins idéologique que de gérer l’Etat comme une entreprise, peste Edouard Delruelle. Et en matière d’immigration, l’effort humanitaire urgent est la preuve d’un manque d’anticipation. Et ne compense pas une approche ultrasécuritaire.  »

 » Parlons plutôt de bon sens…  »

Directeur scientifique du Centre d’études Jean Gol, la machine à penser du MR, le philosophe Corentin de Salle apprécie que l’on évoque un  » triomphe du pragmatisme « , mais avec un souci de la nuance.  » On peut indéniablement dire que ce gouvernement a pris à bras-le-corps une série de problèmes, qu’il a décoincé la crise, s’enorgueillit-il. Cela ferait plaisir à n’importe quel politique d’être qualifié de pragmatique parce que cela signifie que c’est un homme d’action. Mais pour être honnête, il faut reconnaître que les gouvernements précédents ont eux aussi agi par souci de pragmatisme. Elio Di Rupo pouvait d’ailleurs utiliser ce terme pour se dédouaner à l’encontre de son idéologie profonde.  »

La notion de pragmatisme dérange le penseur libéral quand elle n’intègre pas assez la rupture actuelle, ce pari osé par Charles Michel de mettre en place une coalition inédite incluant les nationalistes. Elle ferait référence à un  » modèle qui ne fonctionnait plus « , ce compromis à la belge qui a montré ses limites lors de la crise la plus longue connue par le pays.  » La coalition actuelle n’était pas une option prévue de longue date, c’était imprévisible, même pour Charles Michel, souligne Corentin de Salle. Cette prise de risque a été dictée par les événements. Il s’agissait d’éviter les crises à répétition.  » Une approche… pragmatique pour un résultat plus que satisfaisant, à ses yeux du moins.  » Il y a longtemps qu’il n’y a plus eu de programme aussi libéral en Belgique, insiste-t-il. Le compromis entre les quatre partis de la majorité, c’est le programme du MR !  »

La tête pensante du centre Jean Gol réfute par ailleurs l’idée d’un gouvernement arc-bouté sur le court terme.  » Les décisions impopulaires prises témoignent d’une volonté de regarder au-delà de cette législature et d’oeuvrer pour les générations futures.  »  » Le seul Premier ministre à ce jour qui ait réellement intégré le long terme en Belgique, ce fut Jean-Luc Dehaene dans les années 1990 « , réfute Bruno Colmant. Edouard Delruelle regrette, lui, la tournure prise par les événements :  » Il eut été plus judicieux d’opter pour une tripartite ou d’allier les deux grandes forces politiques francophones. Nous avons besoin d’un consensus social fort en Wallonie et à Bruxelles. Mais on ne peut pas refaire l’histoire…  »

Désormais, libéraux et socialistes sont à couteaux tirés, Le Premier fédéral met en avant sa capacité d’action en dénonçant l’inertie des Régions wallonne et bruxelloise, il vante sa cohérence face aux errements du PS. Mais il doit aussi gérer sa coalition secouée en permanence par les soubresauts venus du nord. C’est un capitaine qui navigue sur des eaux démontées.

 » Plutôt que de parler de pragmatisme, il est un mot que Charles Michel utilise davantage, c’est le bon sens « , conclut Corentin de Salle. Là encore, le terme peut paraître galvaudé. Lorsqu’il a voulu utiliser ce slogan lors de la campagne électorale de 2014, le futur Premier ministre fut contraint de faire marche arrière. Il avait déjà été utilisé par le CDH…

Par Olivier Mouton

 » Ils sont de plus en plus nombreux à dire que les gouvernements se gèrent comme des entreprises  »

 » Comme les Américains, les libéraux sont amnésiques. La situation du jour est bonne pour vingt-quatre heures. Après, on verra…  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire