Le totem Freud

Un livre fluide et pédagogique sur la naissance de la psychanalyse. Doublé de notes vachardes destinées aux initiés. Le tout signé Roudinesco.

Si l’on voulait paraphraser un (autre) grand maître du rêve, on pourrait écrire : ceci n’est pas une biographie de Freud. Il convient de le préciser d’emblée, car la quatrième de couverture de l’ouvrage d’Elisabeth Roudinesco prête un peu à confusion. Or, plus que de nous raconter une nouvelle fois la vie du grand Sigmund (1856-1939), ce qui intéresse l’historienne de la psychanalyse, c’est de dresser la cartographie des précurseurs directs, collègues et disciples gravitant autour du génie viennois.

Et ce portrait kaléidoscopique ne manque pas de saveur. Elisabeth Roudinesco montre très bien, par exemple, comment la structure familiale endogamique de la société juive de Galicie, dans laquelle le jeune Sigmund a grandi, a pu constituer pour lui un véritable laboratoire de ses théories à venir. On sourira aussi en apprenant que  » la vie charnelle du plus grand théoricien moderne de la sexualité n’aura duré que neuf ans « …

On mesure surtout combien la psychanalyse fut le produit de balbutiements désordonnés. On découvre ainsi – non sans frémir un peu… – que le jeune Freud s’était entiché des théories délirantes d’un certain Wilhelm Fliess, médecin berlinois qui prétendait guérir tous les désordres sexuels de ses patients via des opérations du nez. Freud lui-même se laissa imprudemment opérer par son ami. L’une de leurs patientes, Emma Eckstein, eut moins de chance et garda à vie des séquelles de son intervention ratée. Laquelle, faut-il le préciser, n’atténua en rien sa névrose…

Le temps des grands essais – L’Interprétation des rêves (1900), Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) – posera bientôt les bases d’une discipline plus fiable. Avouons-le pourtant, on sursaute en observant les pratiques analytiques du petit groupe de thérapeutes constitué autour de Freud vers 1905 et qui vaudraient aujourd’hui de sévères remontrances déontologiques au premier débutant venu. Dans cette haute société de la Vienne de François-Joseph, ces messieurs passent leur temps à analyser les épouses, maîtresses et filles de collègues, commentant entre eux les  » cas  » les plus intéressants. Freud, qui ira jusqu’à prendre en analyse sa propre fille Anna (il découvrira à cette occasion qu’elle préfère les femmes), se présentait d’ailleurs parfois malicieusement comme  » marieur juif « .

Des légendes mises à mal

Autant d’épisodes qui sont l’occasion pour Elisabeth Roudinesco de mettre à mal un certain nombre de légendes entourant le docteur du 19, Berggasse : oui, Freud consomma de la cocaïne, mais ce fut surtout un péché de jeunesse ; non, il n’a pas eu de relations sexuelles avec sa belle-soeur Minna ; et non, au moment de quitter Vienne en 1938, il n’a pas écrit qu’il  » recommandait la Gestapo à tous « … L’auteur ne nie pas pour autant  » l’aveuglement  » de Freud face à la montée du nazisme.

Elisabeth Roudinesco a eu l’intelligence d’écrire un ouvrage à double niveau de lecture : sous le texte principal, fluide et pédagogue, les notes sont l’occasion d’apporter des précisions et, bien souvent, in nota venenum, de tancer d’autres exégètes (on s’en doute, Michel Onfray, antifreudien déclaré, en prend pour son grade…). Petit bémol, néanmoins : la profusion de disciples, parfois peu connus du grand public, qui se croisent dans la seconde partie du livre, peut finir par lasser.

Dernière qualité de l’ouvrage : il ne présente pas le freudisme comme l’horizon indépassable de notre temps et se paie même le luxe de citer la géniale définition de Karl Kraus :  » La psychanalyse, cette maladie qui se prend pour son remède.  » On y ajoutera, pour le plaisir, celle de Vladimir Nabokov :  » Psychanalyse : application de mythes grecs sur les parties génitales.  »

Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, par Elisabeth Roudinesco. Seuil, 584 p.

Jérôme Dupuis

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