Icône du cinéma, Charlotte Rampling dégage une aura pleine de mystère. Un petit livre, très littéraire, révèle le secret qui l’a façonnée. Rencontre intime avec une femme sublime.
Elle apparaît depuis des décennies sous les feux de la rampe, pourtant Charlotte Rampling préfère la discrétion. Qui se cache derrière ce nom légendaire ? » Je fuis les définitions, les récits… je ne me livre pas « , affirme-t-elle. Il existe bon nombre de projets biographiques à son sujet, elle n’en veut pas. Sa carrière internationale ou ses amours n’apparaissent d’ailleurs pas dans ce récit hybride, coécrit avec Christophe Bataille (1). Armé de patience et de persévérance, l’homme a mis son expérience d’éditeur et d’écrivain au service de cette femme pudique.
En ce printemps automnal, Charlotte Rampling nous donne rendez-vous dans un salon de thé parisien, face aux Tuileries. Sa mère a toujours aimé le faste à la Fitzgerald, elle préfère la sobriété qui lui confère une élégance folle. Son regard transparent accentue les personnages déstabilisants qu’elle incarne sur grand écran. Alors qu’elle vient de perdre son compagnon, elle revient sur un deuil impossible, celui de sa soeur Sarah. Il aiguille toute la vie et sa filmographie. Aussi cet ouvrage est-il fondamental pour saisir sa colonne vertébrale. On la dit quasi mutique, elle s’avère volubile et passionnante. Passant d’un rire éclatant à un brusque retranchement dans son univers, cette femme lumineuse et généreuse continue à cultiver son jardin secret.
Le Vif/L’Express : Vous écrivez que ce livre n’est » ni une biographie, ni une trahison, à peine un roman « . Qu’exprimez-vous à travers lui ?
Charlotte Rampling : Il s’agit d’un chemin pour trouver ma voix, raconter une histoire sur moi sans trop parler de moi. N’étant point écrivain, je n’avais pas les mots pour composer cet étrange puzzle. Ce livre est né par bribes, en notant des phrases ici et là. Comme je vivais près des éditions Flammarion, je les ai présentées à Françoise Verny (NDLR : 1928-2004, la papesse des lettres de l’époque), qui voulait que je les étoffe. Or, c’est justement ces quelques mots qui constituent le squelette de ce texte. Grâce à Christophe Bataille, j’ai pu y ajouter de la chair. Il a su m’apprivoiser et m’amuser.
Le titre choisi est Qui je suis. Pourquoi n’y a-t-il pas de point d’interrogation ?
C’est de la pure provocation (rires) ! Il ne renferme pas de question, c’est juste une constatation. On ne sait jamais qui l’on est, mais ce livre est au plus près de celle que je suis.
En quoi est-ce » un poème de l’enfance » qui nous façonne ?
On devient soi-même à un certain âge. Celle que vous voyez aujourd’hui a toujours 12 ans, bien qu’elle semble plus âgée et qu’elle ait une grande carrière derrière elle. Je ris d’ailleurs de la même manière. Nous les artistes, nous pouvons garder l’enfant en nous. Parfois, la vie fait qu’on le perd, or je crois qu’on est responsable de lui comme de ses propres petits. Quel espoir, quelle magnifique liberté d’esprit de ne pas se laisser abattre ! Ce livre honore l’enfant en nous, tant il définit celui qu’on devient. Il m’a permis de sortir de ma jeunesse. Le secret de l’être, c’est l’enfance !
Vous révélez que » chez les Rampling, le coeur est un coffre. Le secret de famille est devenu une légende, nous ne savons que nous taire. » Cet ouvrage brise-t-il le silence ?
Militaire, mon père ne parlait pas. Il percevait sa vie comme un échec. Alors que son frère est mort en héros, pendant la Seconde Guerre mondiale, lui n’a pas pu entrer dans la Royal Air Force. Il est donc resté cloué au sol. J’ai été élevée à la dure, mais ça m’a cadrée. C’est dans le silence que j’aime imaginer ou créer des choses. Ce livre développe une pensée originelle, mais je n’avais pas prévu de parler de la mort de ma soeur, Sarah. Face à une histoire aussi vertigineuse, on doit passer par le questionnement et la quête. Je n’ai pas fait de psychanalyse, mais il me fallait avancer pour ne pas finir écrasée. Le traumatisme engendré se manifeste diversement. Inconsolable, anéantie, ma mère est presque morte de chagrin. Comment se tenir debout ? Lorsque quelqu’un s’ôte la vie, ça rend ceux qui restent fragiles. Cela me semble si effarant de disparaître d’un coup, forever. Mon livre est devenu un poème à Sarah. Mes enfants m’ont reproché de ne pas en avoir parlé, mais mon père m’a emmurée dans son secret. Il m’a interdit de dire à ma mère que Sarah s’était suicidée car ça l’aurait tuée. D’autres silences se sont greffés à celui-ci. Ainsi, mon livre parle du deuil, de la vie et des êtres qui continuent à exister en soi.
De quoi l’art peut-il vous consoler ?
Quand on porte de telles plaies en soi, on va puiser en elles pour trouver sa place. Je ne savais pas comment les gérer à l’époque. Le cinéma et la peinture m’ont aidée, soulagée. Étant d’origine protestante, je suis trop dans l’intellect et la rigueur, alors j’ai dû m’ouvrir à la fantaisie. J’ai fait des films assez durs psychologiquement. Cette tragédie a influencé mes rôles sulfureux, ambigus, torturés. Ces choses vivaient en moi, il suffisait de les faire émerger. Ma filmographie est née à une époque particulière, celle de l’après-guerre, où on ne parlait ni de la Shoah ni du rideau de fer. Il y avait tant de choses à extraire de nos ventres. Le Portier de nuit,de Visconti, est d’une décadence incroyable. On l’a accusé de théâtraliser, d’esthétiser ou de glorifier le IIIe Reich et le plaisir de la soumission. Quelle bombe atomique (rires) ! Les gens sont fascinés par les zones d’ombre et la transgression.
Qu’en est-il de la beauté ? Y a-t-il un décalage entre votre image et vous ?
Les belles femmes affirment que la beauté intimide les gens. Contrairement aux vedettes hollywoodiennes, dignes de déesses inapprochables, j’aime mettre les autres à l’aise. Les gens aiment fantasmer sur des stars, le respect et l’admiration sont pourtant nécessaires dans ce métier. Les Britanniques n’étant pas dans l’affect, je possède un sens de l’autodérision, qui m’aide à désamorcer les attaques. Je n’avais pas songé à mon image avant, car j’ai eu la chance d’élever trois enfants. Croyez-moi, ils remettent les pendules à l’heure et vous ancrent dans la réalité. Du coup, je n’ai pas eu le temps de penser à moi, rien qu’à moi.
Ce livre, si singulier, se compose aussi de photos personnelles. Que ressentez-vous en regardant cette petite fille devenue grande ?
Ces photos proviennent de l’album de ma mère. Cela m’émeut de les revoir après tant années. L’idée de départ de ce projet littéraire étant de les réunir avec les mots, afin qu’ils dorment ensemble et me protègent. La couverture me plaît, parce qu’elle possède ce » regard Rampling « . C’est le portrait d’un entre-deux, une enfant de 17 ans devenant une femme. Tout éclot, tout est possible. La vie paraît magique, avant qu’un événement tragique vienne tout bousculer. C’était l’époque où je chantais C’est si bon. Qu’est-ce qui l’est aujourd’hui ? Peut-être le fait d’avoir trouvé ma place et mon vrai regard sur le monde. Cela peut prendre une vie…
(1) Qui je suis,par Charlotte Rampling avec Christophe Bataille, éd. Grasset, 118 p.
Entretien : Kerenn Elkaïm