Robert Solé déconstruit intelligemment le mythe du raïs visionnaire. Et livre les clés pour comprendre l’Egypte d’aujourd’hui.
S’attaquer à un mythe aussi lithique revient à gravir les degrés d’une pyramide ; mais la hauteur offre une perspective unique. Au terme d’un important travail de recherche, Robert Solé dresse d’Anouar el-Sadate un portrait saisissant. Car tout, chez Sadate, est en demi-teinte, malgré les draperies postérieures, tissées par des pages de légende méthodiquement récrites.
Malgré sa peau noire, due à une mère à moitié soudanaise, le destin du jeune Anouar s’inscrit tout entier dans le gris. Le complexe social dû à son teint d’ébène joue un rôle déterminant dans l’ambition de bouter hors du territoire national le colonisateur britannique. Mais, loin de ressembler à un guerrier nubien téméraire, Sadate se livre à une ascension chaotique, itinéraire sans trop de gloire d’un officier des transmissions, d’un comploteur impénitent bien plus que théoricien enflammé.
Sadate doit sa carrière au fait d’avoir su d’abord flotter dans le sillage de Nasser, avant de prendre son envol, après la mort de ce dernier. Sa participation au putsch des officiers contre le roi Farouk, dans la nuit du 22 au 23 juillet 1952, se résume à avoir appelé les différentes unités » pour s’assurer que tout se passe conformément aux plans des conjurés « , raconte patiemment Solé. Puis, au côté du raïs charismatique, auquel il essaie de coller en permanence, Sadate se contente ensuite de collectionner les postes d’apparatchik. Il confirme sa montée en force dans l’armée, dont on comprend parfaitement le rôle qu’elle occupe jusqu’à aujourd’hui, et construit avec habileté son image de chef de guerre. Lors de son accession au pouvoir suprême, en tant que candidat unique, en 1970, Henry Kissinger confiera à Golda Meir : » C’est un imbécile, un clown, un bouffon. » Il n’empêche, et c’est là l’une des révélations les plus éclairantes du livre, Sadate fera le lit des islamistes au point de mériter le titre de » président croyant « . Il fait passer l’Egypte nassérienne du nationalisme à la religion (même si Nasser avait déjà commencé), introduit la charia dans la Constitution, fait entrer les prédicateurs dans les universités, chasse les Soviétiques, se rapproche des Etats-Unis et confère à son pays le visage fracturé et conflictuel qu’il a depuis. De quoi largement corriger l’image du faiseur de paix, dont le livre révèle les ressorts grinçants et les petits calculs. Il revient à Robert Solé d’avoir brillamment exploré les coulisses d’une tragédie qui se poursuit.
Sadate, par Robert Solé. Perrin, 68 p.
Christian Makarian