Très populaire dans son pays, l’auteur de L’Immeuble Yacoubian a participé activement aux rassemblements de la place Tahrir. A l’approche des législatives, prévues à partir du 28 novembre, l’écrivain, qui publie ses Chroniques de la révolution égyptienne, confie au Vif/L’Express, en exclusivité, sa déception et sa colère.
Le Vif/L’Express : Quelle fut votre implication dans la révolution égyptienne ?
Alaa el-Aswany : Je suis avant tout un écrivain, pas un homme politique. En 2004, j’ai cofondé Kefaya, qui n’est pas un parti mais un rassemblement d’intellectuels pour la démocratie. J’ai passé trois semaines place Tahrir, je parlais aux gens toute la nuit. Puis je rentrais embrasser ma famille et je donnais une conférence de presse internationale chaque jour à 13 heures.
Vos articles dans la presse d’opposition, réunis aujourd’hui dans un livre, ont-ils aidé à une prise de conscience ?
Je l’espère. J’ai obtenu plusieurs prix littéraires, mais le plus bel honneur fut d’entendre des jeunes de la place Tahrir me dire : » Nous sommes ici grâce à ce que vous avez écrit. «
Ecrivez-vous encore des articles politiques ?
Chaque semaine, pour Al-Masry Al-Youm, le plus grand quotidien indépendant. Ils paraissent au Caire et à Beyrouth. Le lendemain, ils sont traduits pour la presse internationale : le Guardian, le New York Times, le Los Angeles Times et, récemment, El País, en Espagne, et L’Espresso, en Italie. C’est une expérience intéressante, car cela m’oblige à être clair pour les non-Egyptiens. Auparavant, je collaborais à El-Shorouk, mais leur imprimerie a été fermée à cause de mes articles. Alors j’ai écrit des fables, dont l’histoire d’un éléphant très bête qui veut devenir le roi de la forêt. Le responsable de la police a téléphoné au journal pour demander s’il s’agissait de Moubarak [rires].
Comment résumer la situation actuelle en Egypte ?
Pendant la révolution, l’armée a refusé de tirer sur les Egyptiens. Ce n’est pas négligeable. Je la distingue du Conseil militaire [le Conseil suprême des forces armées], composé de généraux qui aujourd’hui contrôlent à la fois la présidence et le Parlement. Ils n’ont pas protégé la révolution et, aujourd’hui, ils maintiennent au pouvoir le régime de Moubarak. Les anciens responsables sont toujours en poste : chef de la police, ministres, recteurs d’universitéà Le département de la sécurité d’Etat, qui a torturé des dizaines de milliers de personnes pendant trente ans, a seulement changé de nom : il s’appelle maintenant Sécurité nationale. Certains officiers ne veulent pas que les élections apportent de changement, car ils perdraient leurs postes et seraient jugés. La contre-révolution est de plus en plus forte. Comparée à la Tunisie, l’Egypte a perdu du temps.
Qui décide, aujourd’hui ? Est-ce le maréchal Hussein Tantaoui, qui dirige le Conseil suprême des forces armées ?
On n’en sait rien. C’est l’armée, quoià Les plus importants sont Tantaoui et le général Anane [chef d’état-major]. Mais les régimes du Golfe compliquent les problèmes. Ils veulent à tout prix éviter le changement : la révolution de Nasser avait nui à leurs intérêts et ils dépensent des millions de dollars afin que cette expérience ne se reproduise pas. Au Koweït, une chaîne de télévision consacrait toutes ses émissions au soutien du régime Moubarak.
Est-il vrai que les Frères musulmans sont en train de prendre le pouvoir ?
C’est exagéré, mais les élections se préparent d’une manière injuste. La loi décidée par le Conseil militaire va permettre aux hommes de Moubarak de rester, et favoriser les Frères musulmans. Eux sont opportunistes et veulent le pouvoir à tout prix. En mars, ils étaient d’accord pour une nouvelle Constitution. Mais l’armée n’en voulait pasà Alors ils ont soutenu sa proposition de simple réforme constitutionnelle. Le Conseil militaire a besoin de soutien et les trouve très bien organisés politiquement. L’un et l’autre ont une vision identique du monde. Ce ne sont pas des progressistes. Quant aux révolutionnaires, ils ne peuvent pas se présenter aux élections car ils n’ont pas d’argent.
L’islamisme est-il compatible avec la démocratie ?
En Europe, islamisme est synonyme de terrorisme, ce qui n’est pas juste. En Turquie par exemple, il existe des partis islamistes démocrates. Traditionnellement, l’islam égyptien est tolérant. Les Frères musulmans sont plus ouverts que d’autres et peuvent fonctionner dans un système démocratique. Les vrais fanatiques, ce sont les salafistes, financés par les Saoudiens et les groupes wahhabites du Golfe. Pour eux, c’est non pas le peuple mais Dieu qui doit décider. C’est du fascisme. Et maintenant, ces gens créent un parti politique ! Ils ne sont pas nombreux, mais font beaucoup de bruit.
L’Egypte pourrait-elle s’inspirer du modèle laïque turc ?
L’Etat égyptien était laïque dès le XIXe siècle, avec Mohamed Ali. Notre culture tolérante ne pourra jamais accepter le wahhabisme.
Vous concluez chacune de vos chroniques par cette phrase : » La démocratie est la solution. » Est-ce en réaction au slogan des Frères musulmans, » L’islam est la solution » ?
Tout à fait, car il faut distinguer islam et islam politique. Pendant les luttes d’indépendance, les Egyptiens musulmans voyaient l’islam seulement comme une religion. Puis, à partir de la fin des années 1970, un quart des Egyptiens sont partis travailler dans le Golfe ; ils en sont revenus avec des idées wahhabites. L’islam est devenu un projet politique, une manière d’arriver au pouvoir.
Comment expliquez-vous le massacre des coptes, le 10 octobre dernier ?
Vingt-sept citoyens ont été tués, dont un soldat. La majorité des victimes étaient coptes, mais, pour moi, ce sont avant tout des Egyptiens. Je ne fais pas de différence entre chrétiens, juifs et musulmans. Ce jour-là, des citoyens ont été écrasés par les chars. Il y a des vidéos. Ceux qui ont brûlé les églises ont été filmés à visage découvert, mais personne n’a été arrêté. Les jeunes de la révolution soutiennent les coptes, dont les revendications sont légitimes, mais l’armée laisse faire les salafistes.
Qu’attendez-vous des élections législatives ?
Les membres de l’ex-Parti national démocratique de Moubarak sont toujours en lice. Ils ont créé huit mouvements différents et disposent d’une fortune pour mener leur campagne. Les Frères musulmans et les salafistes aussi. On va donc retrouver, lors du scrutin, ceux contre lesquels on a fait la révolution. Je trouve cela triste, car j’ai vu des gens mourir à mon côté pour la liberté.
Les démocrates s’organisent-ils en partis ?
Oui, mais c’est presque impossible, car l’argent n’est pas du côté de la révolution. Les Frères musulmans et les salafistes distribuent de la nourriture aux pauvres. Et les militaires ne demandent pas d’où vient cet argentà
Aucun pays démocratique ne soutient la révolution ?
Le problème, c’est la vision colonialiste du monde arabe. La démocratie, c’est pour vous, les Blancs. Et pour nous, il faut un dictateur sage et corrompu avec lequel faire du business.
PROPOS RECUEILLIS PAR TRISTAN SAVIN