Ce qu’ils ont voulu atteindre, c’est le plus beau pays du monde. Un pays si heureux que, chaque soir, des milliers de matchs et de spectacles, des centaines de milliers de bars et de restaurants rassemblent, dans des milliers de villes et de villages, des millions de gens rieurs et insouciants.
Un pays si tranquille, si certain de sa sécurité, qu’il a été possible, vendredi dernier, de tirer impunément pendant trois heures dans les rues et dans une salle de concert de sa capitale. Un pays si sublime, par ses paysages, ses monuments, son niveau de vie, son système de santé, sa cuisine, sa littérature, sa liberté de penser, de prier, d’écrire, de circuler, de s’habiller, de parler, d’apprendre, que chacun dans le monde le sait, l’admire, et le jalouse.
C’est bien cela qui nous est reproché par ces gens-là : être ce que nous sommes. C’est bien cela qu’ils dénoncent et veulent détruire. Ce n’est pas nouveau : on ne pardonne jamais leur sérénité ni leur sourire aux gens heureux. Et bien des envieux préfèrent détruire le bonheur des autres plutôt que se donner les moyens d’y avoir, eux aussi, accès. De plus, pour les terroristes, » le plus beau pays du monde » ne peut être de ce monde, et c’est pourquoi ils veulent détruire notre bonheur de quatre façons : en nous transformant en Etat policier ; en provoquant une guerre civile entre diverses communautés ; en nous entraînant dans une guerre au sol, en Syrie et en Irak ; en nous forçant à remettre en question notre mode de vie. Il nous revient de résister sur ces quatre fronts.
1. Notre police doit, bien sûr, devenir beaucoup plus efficace, pour réagir avec une plus grande rapidité quand il y a un attentat. Pour cela, il lui faut un important surcroît de moyens. Mais elle doit aussi rester une police démocratique, respectueuse des droits de l’homme. Il ne faut surtout pas sombrer dans un délire sécuritaire qui nous ferait abandonner nos libertés, ni au profit d’un Etat policier ni au profit de grandes firmes privées gestionnaires de données, et donc aptes à faciliter la surveillance de tous pour mettre hors d’état de nuire quelques-uns.
2. Nos compatriotes, de toutes origines, doivent défendre et renforcer leur solidarité, leurs échanges et leur unité. Il était déjà assez difficile, avant ces attentats, d’être musulman en France : il ne faut pas aggraver le problème en voyant un terroriste dans chaque jeune de banlieue. La plupart d’entre eux sont exemplaires et tragiquement sous-employés par notre pays : si on leur fournissait tous les moyens de s’épanouir, la France serait une nation encore plus magnifique.
3. Nous devons à tout prix prendre garde à ne pas nous laisser entraîner sans précaution dans des guerres lointaines, que nous ne pouvons mener, et encore moins gagner, seuls. Notre priorité doit être de repenser la nature de l’Otan et de convaincre les autres Européens, et d’abord les Allemands, de prendre enfin leur part du fardeau de notre défense commune.
4. Enfin et surtout, il nous faut affirmer haut et fort que nous croyons à nos valeurs. Que la liberté, l’égalité et la fraternité ne sont pas des mots vides de sens. Que la laïcité démocratique protège la liberté de conscience et la pratique religieuse mieux qu’aucun autre système politique. Que nous continuerons, contre vents et marées, à accueillir le mieux possible ceux qui sont victimes de la barbarie dans leurs pays, pour apprendre d’eux, aussi, le meilleur de leurs propres cultures.
Les civilisations sont mortelles, et le plus beau pays du monde pourrait retourner à l’âge de pierre s’il se laissait aller à l’insouciance. Il ne dépend que de lui, et de ceux qui le dirigent ou aspirent à le gouverner, de l’éviter. En prenant conscience de ce qu’il a d’unique et qu’il doit protéger en s’en donnant les moyens, comme il lui faut se donner les moyens de partager ses privilèges.
Pour que la planète tout entière devienne comme le plus beau pays du monde.
par Jacques Attali