Le ministre socialiste veut des liens économiques » beaucoup plus forts » entre la Wallonie et Bruxelles. Il juge la Belgique » indissoluble « , tout en estimant que le pays ne se débarrassera jamais du conflit linguistique. Le futur bourgmestre de Charleroi propose aussi de relocaliser l’économie en taxant certains produits chinois.
Le Vif/L’Express : Beaucoup prédisent que les élections de 2014 provoqueront un big bang politique. L’avenir de la Belgique vous inquiète ?
Paul Magnette : Non. On discourt beaucoup sur la disparition du pays, mais c’est un fantasme. La Belgique est indissoluble. Pendant les 541 jours de négociations, de juin 2010 à décembre 2011, on a eu tout le loisir d’y réfléchir. J’ai consulté beaucoup de collègues juristes : si on se trouvait dans l’obligation de chercher un plan B, comment s’en sortir ? Eh bien, il n’y a pas de voie de sortie ! C’est aussi simple que ça.
Mais si la Belgique devient ingouvernable, a-t-elle encore un sens ?
Pour séparer la Belgique, il y a trois options. Un : la guerre civile. Personne ne veut en arriver là. Deuxième scénario : une rupture à l’amiable, à la tchécoslovaque. Mais la Tchécoslovaquie a été construite par l’addition de deux anciens Etats de l’Empire austro-hongrois. Chaque partie du pays avait sa capitale, avec une frontière très claire entre les deux. Chez nous, c’est infiniment plus compliqué. Troisième scénario : la déclaration d’indépendance unilatérale. La Flandre ne le fera pas, car elle perdrait aussitôt sa qualité d’Etat, elle ne serait plus membre de l’Union européenne, de l’Otan, de l’ONU. Je ne vois pas la Flandre entamer une grande tournée diplomatique pour regagner son statut d’Etat. De plus, la Belgique résiduelle pourrait mettre son veto à une entrée de la Flandre dans l’Union européenne. En d’autres mots, personne n’a les moyens de provoquer la disparition de la Belgique. Tout le monde doit donc jouer le jeu du compromis. Ceux qui ne le font pas prennent le risque de paralyser le système.
Pensez-vous qu’il sera un jour possible de pacifier la Belgique ?
Le conflit communautaire fait partie de la Belgique. C’est un trait de son identité. Ce n’est pas une pathologie. Notre pays s’est construit autour de trois grands clivages. D’abord, le clivage entre le capital et le travail, qui a donné le clivage gauche-droite. Ensuite, le clivage confessionnel, qui reste assez agissant dans notre pays, quoi qu’on en dise. Et enfin, un clivage autour de la question territoriale et linguistique. Il faut simplement se dire, sans dramatiser, que ce sont les données normales du jeu politique. Tout comme la gauche et la droite, éternellement, se confronteront, le conflit linguistique et territorial, lui aussi, sera toujours là.
Quatre Flamands sur dix votent pour un parti indépendantiste. Comment expliquez-vous ?
La plupart des électeurs de la N-VA ne sont pas séparatistes, puisque 80 % des Flamands disent qu’ils ne sont pas séparatistes…
A nouveau, vous semblez dédramatiser la menace nationaliste. Pourtant, en 2014, le pays jouera gros, non ?
Vu les trends électoraux, ce serait très étonnant que la N-VA s’effondre en 2014. La question, dès lors, est extrêmement simple : Bart De Wever pourra-t-il conclure un accord qu’il osera présenter à son congrès ? La clé, elle est là. Le problème de la N-VA, c’est qu’elle a poussé trop vite. C’est un micro-parti d’opposition, très radical, devenu brusquement un grand parti. Il n’y a pas d’adéquation entre son poids électoral et la réalité du parti derrière. On l’a vu en 2010 : si on n’arrivait pas à négocier, c’est notamment parce que la N-VA n’avait pas assez d’expertise juridique et financière.
A priori, il n’y a pas de raison que négocier avec la N-VA soit plus simple en 2014.
Un parti, c’est trois choses : des leaders, un appareil et des militants. Leurs leaders, on les connaît, ils n’ont pas changé. Leur appareil d’étude, semble-t-il, s’est un peu étoffé. Il peut aujourd’hui produire une analyse réaliste des choses, et pas des slogans creux comme en 2010. Reste une inconnue : la base militante. Jusqu’à présent, elle reste celle d’un micro-parti nationaliste. C’est parce qu’il connaît le radicalisme des militants N-VA que Bart De Wever, j’en suis convaincu, n’a jamais osé leur présenter un compromis.
S’il n’a pas osé en 2010, pourquoi oserait-il en 2014 ?
C’est toute la question. Pour être en mesure d’accepter un compromis, il doit élargir sa base, intégrer de nouveaux adhérents, changer la nature de son parti.
D’après vous, que veut au juste Bart De Wever ?
Gouverner à droite. Il est en train de réussir son coup à Anvers. Et ce qu’il voudrait un jour, c’est un gouvernement de droite au fédéral, sans les socialistes.
Les responsables politiques belges vous paraissent-ils à la hauteur de la crise que traverse le pays ?
Le problème n’est pas là. On a un personnel politique de très haute qualité, un des meilleurs d’Europe. Vous pouvez mettre 12 Prix Nobel autour de la table, ils auront les mêmes difficultés.
Qu’est-ce qui bloque, alors ?
La tendance lourde de ces dix dernières années, c’est la quasi-disparition de l’extrême droite et l’étiolement de la droite flamande traditionnelle, au profit d’un nouveau pôle, autour de la N-VA. Cette recomposition grippe toute la mécanique du compromis à la belge.
Pourquoi ?
Au départ, il y a une évolution sociologique : l’émergence en Flandre d’une nouvelle classe très fortunée. Il suffit de sillonner le nord du pays pour le constater. Ces villas toujours plus grosses, ces belles voitures… Quantité de signes de richesse, dans des régions immenses de la Flandre, pas juste quelques enclaves. Cette nouvelle classe-là s’est donné des relais socio-économiques. Ce n’est plus le patronat classique, parlant parfaitement les deux langues, représenté à la FEB. A la place, le Voka s’est imposé. Petit à petit, cela a fait bouger aussi le paysage politique. La N-VA, c’est un agrégat idéologique autour d’un patronat flamand moins porté sur le dialogue social, moins enclin au compromis et un peu plus nationaliste. Cela bouleverse tous les anciens équilibres ! Parce que c’est plus à droite, mais surtout parce que c’est hors cadre. La N-VA n’est pas présente dans tous les outils de pilotage économique, Banque nationale et autres. Elle est en dehors du système.
Vous vous apprêtez à devenir bourgmestre de Charleroi, après avoir passé cinq ans au gouvernement fédéral. Vous voyez des moyens pour améliorer notre système politique ?
On a un des mécanismes les plus sophistiqués du monde. Je vois mal ce qu’on peut encore inventer. Notre fédéralisme, il est globalement bien conçu. Reste la question éternelle de l’articulation entre Régions et Communautés, qu’on n’a pas encore résolue du côté francophone. Que fait-on de la Fédération Wallonie-Bruxelles ?
Votre avis ?
Aujourd’hui, en résumé, les Régions gèrent le socio-économique, tandis que les Communautés s’occupent d’enseignement et de culture. On doit sortir de cette idée. Cet héritage historique n’a plus beaucoup de sens. Il y a des matières liées aux personnes qui doivent être davantage ancrées dans une logique régionale : l’enseignement technique et professionnel, par exemple. Par contre, sur le terrain de l’économie ou du logement, il faudrait des liens beaucoup plus forts entre la Wallonie et Bruxelles. Moi, je pense que le plan Marshall doit devenir un projet commun de la Wallonie et de Bruxelles. Ce serait bien qu’il y ait des crédits bruxellois dans le plan Marshall.
Dans votre livre Grandeur et misère de l’idée nationale, vous affirmez que la Wallonie ne valorise pas assez l’apport de l’immigration. Vous pouvez en dire plus ?
Je suis convaincu que le réveil économique wallon passera notamment par les » nouveaux Wallons « . Aujourd’hui, déjà, ceux qui investissent le plus à Charleroi, ce sont des gens d’origine italienne et d’origine turque. Ils sont très présents, très organisés, ils créent des plate-formes communautaires de soutien aux jeunes entrepreneurs. Un peu à l’américaine, où une communauté s’auto-organise pour favoriser sa promotion sociale. C’est très positif. Ils reprennent des clubs de foot, des garages, des épiceries, ils réinvestissent dans des quartiers un peu à l’abandon, ils créent des écoles de devoir, également dans une mentalité à l’américaine où, quand on a réussi, on restitue une part à la collectivité.
» Nous devons tenir tête à la Commission « , déclariez-vous en janvier 2012. Dix mois plus tard, vous pensez avoir été entendu ?
Qu’on se comprenne bien, moi, je n’ai jamais été contre la rigueur budgétaire. Je suis pour l’assainissement des comptes publics, mais à côté il faut aussi de la relance. A ce sujet, je note plusieurs progrès. L’arrivée de François Hollande a changé la tonalité au Conseil européen. Le thème de la relance n’est plus tabou. On l’a vu avec les 120 milliards d’euros mobilisés pour des grands projets de relance, à la Delors. C’est une forme de keynésianisme, de politique industrielle européenne, même si ça reste insuffisant. Deuxième amélioration : le commissaire européen aux Affaires sociales a déposé une proposition sur le salaire minimum. Les sujets liés à la convergence sociale ne sont plus hors agenda. Troisième évolution : la Commission se montre un peu plus souple dans l’application des recommandations européennes. On l’a vu, par exemple, à propos de l’indexation automatique des salaires.
Quand des dirigeants syndicaux dénoncent l’autoritarisme de la Commission et de la Banque centrale européenne (BCE), vous les suivez ?
La BCE est plus souple qu’elle ne l’a jamais été. Elle rachète des dettes souveraines à la pelle, c’est une forme de mutualisation des dettes. Je pense que la critique sociale, elle a le devoir d’être intellectuellement honnête et de ne pas virer à de caricature.
Thierry Bodson (FGTB) et Marc Becker (CSC) appellent les députés belges à ne pas voter le traité budgétaire européen, qu’ils assimilent à » un hold-up démocratique « . De la caricature ?
Honnêtement, c’est un mauvais combat. Il y a d’abord une question de crédibilité internationale. La Belgique était représentée au Conseil européen quand ces traités ont été adoptés. On ne peut pas signer un traité, et puis ne pas le ratifier. Sur le fond, je ne partage pas non plus l’analyse. Les mécanismes européens resserrent très fort le contrôle budgétaire, ils induisent une perte de souveraineté des parlements nationaux, c’est vrai. Mais moi, je ne veux pas moins d’Europe, je veux plus d’Europe ! Je n’ai pas de problème avec la convergence budgétaire, si elle s’accompagne d’une convergence fiscale et sociale, et d’un renforcement du contrôle démocratique.
Comme ministre des Entreprises publiques, vous êtes en charge du dossier SNCB. Beaucoup de francophones critiquent la répartition des investissements ferroviaires : 60 % pour la Flandre, 40 % pour la Wallonie. Vous aussi, vous trouvez cette clé injuste ?
Si on tient compte de la taille du territoire, oui, elle est injuste. Si on tient compte de la démographie, du trafic et du PIB, elle n’est pas si défavorable à la Wallonie. La Wallonie obtient 40 % des investissements, alors qu’elle pèse à peine 35 % de la population, c’est plutôt à son avantage. Donc moi je ne conseillerais pas à la Wallonie de rouvrir une négociation là-dessus. Il vaut mieux garder cette clé, même si elle pose un problème : le réseau ferré wallon est plus long que le réseau flamand, avec des moyens pour l’entretenir et le développer nettement inférieurs. Du coup, il n’y a pas 36 solutions. La Wallonie doit faire un choix stratégique. Soit concentrer son réseau ferroviaire, concentrer les moyens sur quelques axes entre les grandes villes et les villes moyennes, et trouver d’autres solutions pour la mobilité rurale. Soit co-investir dans le ferroviaire, avec des moyens wallons. C’est un vrai choix politique.
Le ministre français Arnaud Montebourg prône la » démondialisation « . Vous en pensez quoi ?
Qu’il faut être français pour comprendre ce que ça veut dire. Il y a un concept plus simple et plus clair : le juste échange. Moi, je suis pour le commerce mondial. Cela existe depuis le XVIe siècle. Sinon, on n’aurait pas les tomates, le café, le chocolat, la soie, le maïs. En plus, c’est dans l’intérêt des pays en développement de pouvoir exporter leur production. Mais il faut que ce commerce soit régulé par des clauses sociales et environnementales. Je suis pour qu’on taxe lourdement les produits fabriqués en Chine, qui ne respectent pas les travailleurs et qui sont très polluants.
La Belgique doit devenir protectionniste ?
Non. Entre le protectionnisme et le libre-échange tous azimuts, il y a un commerce mondial à réguler, pour éviter le dumping. Je prends un exemple effrayant : on a construit un hôpital à Charleroi, le plus grand de Wallonie. Tous les vitrages ont été fabriqués en Chine ! Alors qu’AGC se trouve à Jumet, à deux kilomètres. Si on pouvait davantage inscrire dans les marchés publics que tout le carbone produit par le transport des vitrages doit être pris en compte dans le coût total, eh bien, on aurait fabriqué ces vitrages en Wallonie.
Quelles solutions ?
Une des choses dont je suis le plus fier de mon passage au fédéral, c’est d’avoir créé l’Agence fédérale de l’environnement, qui fait justement ça, trop discrètement : repérer des produits de grande qualité qu’on fabrique en Belgique et établir des normes de marché. Vous ne trouvez plus aujourd’hui, dans les Brico, des poêles chinois à 150 euros. Parce que l’Agence a fixé un niveau de performance énergétique très élevé pour que des poêles puissent entrer sur le marché belge. A mon avis, c’est le grand levier pour la réindustrialisation de l’Europe. Imposons des normes CO2 sur les matériaux de construction, les matériaux chimiques, les produits agroalimentaires… Imposons aussi des normes sociales, en se basant sur le respect de conventions de l’Organisation internationale du travail. Cela relocalisera toute une partie de l’économie.
ENTRETIEN : FRANÇOIS BRABANT
» Ce que veut De Wever, c’est un gouvernement sans les socialistes «