Le piétonnier de la discorde

Le principal axe de transit automobile nord-sud de la capitale a disparu pour faire place au piétonnier dont rêvait le maïeur de Bruxelles. Chez les commerçants du centre-ville, l’heure n’est plus à la grogne mais au branle-bas de combat. Une majorité estime les conséquences du piétonnier négatives. Sinon catastrophiques.

Mardi 20 octobre, place de Brouckère, une agitation inhabituelle envahit le deuxième étage du vénérable hôtel Métropole. Plus d’une centaine de personnes sont entassées dans une salle de réunion qui déborde dans le couloir. La grogne est palpable. Près de quatre mois après la mise en piétonnier controversée des boulevards du centre par la Ville de Bruxelles, le 29 juin dernier, c’est la première fois que les commerçants du centre-ville se réunissent à son sujet. Avec une idée en tête : lui faire la peau !

 » Catastrophique « ,  » inadmissible « ,  » décourageant « ,  » imbécile « ,  » suicidaire  » sont les qualificatifs qui reviennent le plus souvent dans les échanges entre les participants. Qui sont à la fois des petits commerçants, des propriétaires de plusieurs magasins situés dans la zone impactée et les représentants de la plupart des associations de commerçants des quartiers concernés, de part et d’autre des boulevards.

 » Mon chiffre d’affaires est en chute libre par rapport à la même période de l’année passée, témoigne ce vendeur de textile du boulevard Adolphe Max. J’ai déjà dû licencier deux personnes.  »  » Je ne sais pas si le bourgmestre vit dans une porcherie, mais nous on est en plein dedans « , lâche, excédé, ce bijoutier de la rue des Fripiers.  » Dans trois ans, quand le piétonnier sera achevé, la moitié d’entre nous aura disparu « , ajoute cet herboriste de la place Saint-Catherine.  » De quel droit menacez-vous autant d’emplois ? « , adresse au collège bruxellois ce gérant de deux enseignes de la grande distribution…

 » Nous n’engageons pas une bataille, c’est la guerre ! « , assène le principal orateur du jour sous les applaudissements. Ce n’est pas un hasard si Alain Berlinblau, qui exploite un magasin à City 2 et préside l’Association des commerçants du centre-ville, a réuni ses pairs sous les lambris du Métropole pour organiser la résistance. Trois semaines plus tôt, l’hôtel a secoué le landerneau en obtenant une première victoire en justice contre le piétonnier. Saisi en référé, le tribunal de première instance a condamné la Ville à 500 000 euros d’astreinte si elle ne modifiait pas son projet pour rouvrir un accès direct à l’hôtel. Des négociations sont en cours en attendant le jugement au fond.

Il n’en fallait pas plus pour donner vigueur à la contestation, jusque-là exprimée surtout dans les médias par tel ou tel commerçant à titre individuel. Ils sont désormais  » plusieurs centaines « , selon Berlinblau, à s’être fédérés pour  » examiner tous les moyens juridiques possibles  » d’obtenir gain de cause. Ce qu’ils veulent ?  » La réouverture des boulevards Anspach et Lemonnier à la circulation, avec une bande dans chaque sens.  » Autant dire la fin du piétonnier cher au bourgmestre Yvan Mayeur (PS), puisqu’ils en constituent l’artère névralgique entre De Brouckère et Fontainas. Pour les conseiller, les contestataires ont choisi l’avocat du Métropole, Me Benoît Cambier, fin connaisseur du dossier. Qui nous confie vouloir  » privilégier le dialogue avec les autorités « , prêt à saisir la justice si  » les démarches constructives n’aboutissent pas « .

Bashing anti-piétonnier ?

Une première action est cependant lancée, avec l’introduction au Conseil d’Etat d’une requête en annulation. De quoi ? Du Plan de mobilité du Pentagone de la Ville de Bruxelles voté le 1er décembre 2014 par le conseil communal, qui instaure notamment la nouvelle zone piétonne du centre-ville. Motif invoqué : l’absence d’étude d’incidence, en violation d’une directive européenne et d’une ordonnance régionale. La plainte des commerçants est jointe à un autre recours déposé fin janvier par trois associations environnementales (l’Arau, le Bral et Inter- Environnement Bruxelles) et huit habitants, histoire de gagner du temps. Et d’ajouter des arguments.

Ensuite, les opposants menacent de suivre la voie du Métropole au tribunal, mais ils ne pourront le faire que sur une base individuelle en prouvant l’impact négatif du piétonnier sur leur activité, chiffres à l’appui. Plus facile à dire qu’à faire. Enfin, troisième option, certains menacent de lancer une bataille de procédure contre les permis d’urbanisme que la Ville devra obtenir pour procéder aux aménagements définitifs du piétonnier, de façade à façade, à partir de mars prochain.

Ce serait alors prendre le risque de prolonger les travaux bien au-delà des deux années prévues, prévient le bourgmestre.  » Les commerçants qui prennent la tête du combat ne sont pas les plus en pointe en termes d’investissements, attaque de son côté l’échevine du Commerce Marion Lemesre (MR). Je veux écouter ceux qui investissent et développent leur commerce, pas ceux qui tirent une balle dans le pied de tous leurs collègues.  » Dialogue de sourd ? Absence de dialogue, plutôt. Les commerçants se plaignent massivement de n’obtenir aucune écoute de la part du collège.

Il faut dire que la coalition PS-MR qui préside aux destinées de la Ville se tient les coudes. Le plan de mobilité a été voté à l’unanimité des élus de la majorité. Et il n’est aujourd’hui pas question de reculer face à ce que les édiles considèrent avant tout comme du  » bashing anti-piétonnier « . Soulignant qu’on entend surtout ses adversaires s’exprimer dans les médias et sur les réseaux sociaux, beaucoup moins ses partisans.  » Or ils sont nombreux, si j’en juge par le nombre de gens qui me remercient tous les jours « , affirme Yvan Mayeur (lire son interview page 91).

Il existe même des commerçants heureux, même s’ils sont plus difficiles à trouver.  » Le piétonnier, c’est une magnifique opportunité pour nous, estime par exemple Jacques Wittmann, patron de la bijouterie De Greef entre la Bourse et la Grand-Place. C’est même notre seule chance de résister à la concurrence des centres commerciaux qui poussent à la périphérie du Pentagone.  » S’il ne nie pas les difficultés de certains de ses confrères, il les attribue plutôt à la dégradation continue du quartier ces dernières années. La réhabilitation des grands boulevards serait donc une planche de salut.

Juste en face, l’administrateur-délégué de la biscuiterie Dandoy et vice-président de l’Association des commerçants de la Zone Unesco (Grand-Place et rues adjacentes), se veut plus mesuré :  » En soi, estime Bernard Helson, le piétonnier est une bonne chose, mais la façon dont il a été imposé, avec beaucoup d’arrogance et sans concertation, est très critiquable. Nous sommes moins impactés autour de la Grand-Place parce que déjà situés en zone piétonne depuis longtemps, mais ce qui se passe notamment rue du Midi ou rue Antoine Dansaert, c’est une aberration. Et quand j’entends les responsables politiques dire aux commerçants :  » On savait bien qu’on allait souffrir !  » le temps que tous les aménagements soient terminés, c’est à dire pendant trois ans, je trouve ça surréaliste ! Ils sont nuls en termes de communication.  »

Un usage surtout récréatif

Au fond, que reprochent très concrètement les commerçants au piétonnier ? Qu’est-ce qui justifie une telle  » hystérisation du débat « , selon les termes d’Yvan Mayeur ? C’est précisément pour tenter, déclare-t-il, de le  » dépassionner  » que le ministre bruxellois de l’Economie a commandité une première étude sur l’impact du plan de mobilité si décrié. Un  » regard extérieur ni à charge, ni à décharge « , se défend le FDF Didier Gosuin. Atrium Brussels, l’agence régionale du commerce, s’est chargée de l’enquête menée auprès de 213 chalands et 233 commerçants en septembre et octobre derniers.

Premier constat : l’adhésion au principe du piétonnier est loin d’être unanime. Une courte majorité (55 %) de clients y est favorable, un tiers (30 %) est contre et le reste se dit indifférent. Côté commerçants, c’est plus partagé : 28 % sont pour, 49 % contre et 23 % neutres. On ne peut pas parler non plus d’une opposition manifeste. C’est plus tranché à propos des aménagements : 56 % d’insatisfaction chez les clients, 64 % chez les commerçants. Rappelons que la Ville s’est donné huit mois, jusqu’en mars 2016, pour évaluer l’impact du plan avant d’entamer la mise en oeuvre des aménagements définitifs, censée durer deux ans.

Deuxième élément : la fréquentation. L’enquête montre qu’elle n’a pas augmenté significativement par rapport aux années précédentes mais qu’elle est devenue extrêmement volatile, avec des variations quotidiennes de plus ou moins 10 000 piétons.  » Ce n’est pas le cas dans la rue Neuve voisine qui se caractérise par une très grande stabilité de sa fréquentation « , souligne Julien Bacq, auteur de l’étude. Selon lui, cette volatilité est imputable aux facteurs conjoncturels comme la météo ou l’agenda culturel. Autrement dit,  » le piétonnier tend à se comporter comme un parc public, prisé pour un usage récréatif plutôt qu’un usage commercial.  »

C’est ce que soulignent les commerçants : s’il y a plus de promeneurs, ils achètent moins ! A peine un quart des passants confessent être venus pour faire des courses. Ça se mesure dans les tiroirs-caisses. Quatre détaillants sur dix affirment avoir enregistré une baisse de leur chiffre d’affaires depuis l’avènement du piétonnier et seulement 9 % une hausse. Pour les autres, l’impact est neutre. Seul l’Horeca tire (un peu) son épingle du jeu (grâce au soleil sur les terrasses ?), la déco et la mode étant les secteurs qui souffrent le plus.

Mesures de soutien

Reste à savoir pourquoi les clients désertent les boutiques. Pour les commerçants, c’est clair : le chaland fuit le centre-ville parce qu’il le croit – à tort ou à raison – devenu inaccessible aux voitures, mais aussi parce qu’il y règnerait un plus grand climat d’insécurité et une saleté omniprésente. Impression ou réalité ? Entre passants et commerçants, les avis divergent. Les premiers sont moins sévères sur les questions de propreté et de sécurité. La Ville se défend également, affirmant qu’il y a une nette amélioration depuis l’arrivée du piétonnier. Et qu’on n’a jamais aussi bien circulé.

N’empêche. Depuis qu’elle a gagné le poumon économique de la première commune bruxelloise – avec des critiques qui proviennent même des quartiers périphériques du Sablon, du Vismet ou des Marolles -, la fronde anti-piétonnier semble enfin ébranler la majorité.  » C’est le premier sujet dont on parle tous les jeudis au collège « , confesse l’échevine du Commerce. Qui se dit personnellement touchée par  » la détresse de certains commerçants « , elle dont le père est lui-même concerné.

 » Nous avons la volonté de faire réussir ce projet, quitte à effectuer certains aménagements, enchaîne Marion Lemesre. Le plan de circulation sera rapidement adapté pour faciliter l’accès à certains quartiers (NDLR : la rue Antoine Dansaert et ses boutiques de mode, notamment) et faire tomber les barrières psychologiques. Puisque la Région n’assume pas son rôle en tardant à organiser le jalonnement numérique vers les parkings, nous allons effectuer ce fléchage nous-mêmes. Et j’ai dégagé un budget pour financer le coaching Internet des commerçants qui veulent mieux communiquer avec leurs clients.  »

D’autres mesures sont encore à l’étude ou en discussion, ajoute l’échevine du Commerce, y compris sur le tracé du piétonnier :  » Je plaide notamment pour la réouverture de la rue du Midi.  » Pas sûr qu’elle soit entendue ! Et puisque l’argent est le nerf de la guerre, des compensations financières pourraient être envisagées pour les commerçants  » réellement affectés « . Hasard ou pas, pendant notre entretien, la cheffe de cabinet de Marion Lemesre dressait justement pour celle du bourgmestre l’inventaire des mesures de soutien susceptibles d’aider les commerçants. Un signe, non ? Il ne reste plus qu’à les mettre en oeuvre.

Par Philippe Berkenbaum

S’il y a plus de promeneurs, ils achètent moins ! A peine un quart des passants confessent être venus pour faire des courses

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