Le peintre mélomane

Pour Marc Chagall, la musique fait partie d’un tout qui tend à produire une oeuvre d’art totale.Jusqu’à la fin de ses jours, le grand peintre lui réservera ses plus beaux coups de pinceau et ses couleurs les plus magiques.

Malgré un nombre particulièrement élevé d’expositions consacrées à Marc Chagall (1887-1985) ces dernières années, la fascination pour le peintre d’origine russe demeure intacte. Pour preuve, la grande rétrospective, au printemps dernier, aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles, a attiré 150 840 visiteurs. Un record ! L’exposition proposée aujourd’hui à la Philharmonie de Paris, dans le superbe bâtiment dessiné par Jean Nouvel, offre pourtant de nouvelles pistes en s’attachant plus particulièrement à l’importance de la musique dans l’oeuvre et dans la vie de cet immense artiste-coloriste qui aimait à dire :  » Il faut faire chanter le dessin par la couleur, il faut faire comme Debussy.  »

L’expo Marc Chagall. Le triomphe de la musique est un événement à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle bénéficie de prêts exceptionnels, comme les sept panneaux du Théâtre d’art juif de Moscou qui ont miraculeusement survécu aux destructions ordonnées par le régime stalinien, l’immense décor du Théâtre de Francfort qui n’avait jamais été montré en France ou encore les costumes confectionnés pour La flûte enchantée de Mozart au Metropolitan Opera de New York (prêtés pour la première fois). Enfin, on pourra admirer le plafond de l’Opéra Garnier, à Paris,  » au plus près de la matière « . Numérisé en ultrahaute définition, il permet de découvrir les détails invisibles à l’oeil nu. Rareté donc, mais aussi ampleur : environ 270 oeuvres (peintures, dessins, costumes, sculptures et céramiques) présentées explorent les créations pour la scène ainsi que les commandes décoratives et architecturales liées à la musique.

Une commande d’André Malraux

On commence par l’un des clous du programme : le plafond de l’Opéra Garnier. C’est en 1963 qu’on décide de remplacer le décor original imaginé par Jules-Eugène Lenepveu par un décor universel sur le thème de la musique et des arts. Cette décision n’est suivie d’aucun appel d’offres ni d’aucun concours. Sourd à toutes les polémiques et jalousies, André Malraux, ministre français des Affaires culturelles, commande cette oeuvre monumentale à Chagall :  » Quel autre artiste vivant aurait pu peindre le plafond de l’Opéra de Paris comme Chagall ? C’est l’un des plus grands coloristes de notre temps.  » Le virtuose a alors 77 ans, mais relève le défi avec enthousiasme et y travaille près d’un an, produisant une cinquantaine de dessins, de croquis et d’esquisses, puis deux maquettes finales. Les maquettes sont soumises au général de Gaulle et c’est lui, en personne, qui choisit la version définitive.

Le décor monumental se compose de douze panneaux latéraux et d’une oeuvre circulaire se déployant sur une surface totale de 220 m². Dans une palette de couleurs éblouissantes, l’artiste rend hommage à quatorze compositeurs stars et à leurs plus grands chefs-d’oeuvre : Mozart et La flûte enchantée, Bizet et Carmen, Verdi et La Traviata, Tchaïkovski et Le lac des cygnes, Wagner et Tristan et Iseut, Debussy et Pelléas et Mélisande, etc.  » Le plafond a été entièrement numérisé grâce à un drone, explique Ambre Gauthier, chargée de recherche et des archives au Comité Chagall, à Paris, et commissaire de l’exposition. Le film d’une vingtaine de minutes est un lent travelling permettant de visualiser tous les détails. C’est la première fois que l’on peut voir le plafond de si près. Chaque séance s’accompagne de musique correspondante.  » L’autre point fort ? Un diaporama retraçant la gestation de cette oeuvre colossale. Entre 1963 et 1974, le célèbre photographe Izis a proposé à Chagall d’immortaliser chaque étape de son travail, des premières esquisses à la fixation du décor au plafond de l’opéra. La plupart des images de ce reportage sont inédites.

Des projets monumentaux

Dans les années 1960, Chagall, saisi par l’envie d’explorer une monumentalité nouvelle, se voit confier des projets importants à la fois décoratifs et architecturaux dans des salles de spectacle, de concert ou d’opéra. Dès 1958, il réalise le panneau monumental Commedia dell’arte pour le foyer du Théâtre de Francfort. A priori, la commande n’est pas facile à accepter. Chagall a été obligé, en 1941, de s’exiler à New York. Le décor du Théâtre de Francfort, nourri par l’histoire juive, est un premier pas vers la réconciliation et véhicule un message universel de paix et de dialogue entre la danse, la musique et le chant, autrement dit les forces du monde. L’autre opus monumental est le panneau mural Le triomphe de la musique, commandé dans les années 1965-1966 pour le Metropolitan Opera de New York. Il s’agit d’un diptyque mural dont l’autre panneau est baptisé Les sources de la musique. Il inspire une exposition sur ce thème à La Piscine de Roubaix (lire l’encadré).

Dès les débuts de son exil à New York, en 1941, Chagall est sollicité par le Metropolitan Opera pour créer les décors et les costumes d’Aleko. Ce ballet, inspiré d’un poème de Pouchkine, Les Tsiganes, mis en musique par Tchaïkovski, sera monté à Mexico. L’oeuvre conte l’amour malheureux de l’aristocrate Aleko et de la gitane Zemphira et offre une vision romanesque de la vie bohémienne, de l’exil et de l’errance. Le récit, d’une grande force dramatique, est admirablement sublimé par l’esthétique chagallienne (les cinquante costumes ont été cousus point par point par Bella, la femme de Chagall, et ensuite peints par l’artiste).  » Le voyage à Mexico fut un grand choc culturel pour Chagall, souligne Ambre Gauthier. Il y découvre les traditions et notamment les Kachinas, les poupées en bois peint aux couleurs vives. Aleko est fortement marqué par la culture mexicaine. Dans les décors et les costumes, ancrés dans la tradition russe, Chagall distille les couleurs, les atmosphères et, bien sûr, les lumières éclatantes du Mexique.  » L’art populaire du Nouveau-Mexique se reflète également dans la nouvelle version de L’oiseau de feu de Stravinsky, commandée par le Metropolitan Opera de New York en 1945. A l’âme russe, Chagall mêle un univers exotique de figures de monstres et de chimères, de personnages ailés ou masqués et des représentations du dieu du feu.

A Bruxelles aussi

A la fin des années 1950, Chagall signe décors et costumes pour Daphnis et Chloé, de Maurice Ravel. Il s’agit d’une coproduction de l’Opéra de Paris et de La Monnaie. La première aura lieu à Bruxelles en 1958. Le peintre nourrit son travail de la luminosité éclatante et du bleu profond de la mer qu’un séjour en Grèce a laissé dans son souvenir. Pour le Metropolitan Opera, toujours, il conçoit, en 1964, un univers féerique et luxuriant pour La flûte enchantée. C’est sa création la plus pharaonique, composée de treize toiles de fond d’une hauteur de vingt mètres, de vingt-six éléments de décor et de plus de cent vingt costumes (les costumes de la Reine de la nuit, incarnée par la sublime Lucia Popp, de Papageno et de Sarastro, sont prêtés, eux aussi, pour la première fois). Chagall, qui adore Mozart et ne cesse de répéter :  » Les deux merveilles du monde sont la Bible et la musique de Mozart, et une troisième naturellement, l’amour « , se voue corps et âme, pendant trois ans, à cette oeuvre qu’il considère comme une somme philosophique.

On termine par une autre merveille : les panneaux exceptionnels du Théâtre d’art juif. Fondé en 1919, le théâtre se donne pour objectif de  » revendiquer et d’affirmer une culture yiddish d’avant-garde en Russie « . On demande à Chagall de penser une oeuvre pour un espace architectural et de refléter, dans les décors des murs (au travers de neuf panneaux), le monde du théâtre populaire, celui de la musique, du rythme et de la couleur.  » Le théâtre a été définitivement fermé par Staline dans les années 1930, précise Ambre Gauthier. Les panneaux de Chagall ont été démontés, ils ont dû passer par une commission stalinienne… On les a retrouvés par hasard en 1970, roulés dans les réserves de la Galerie Tretiakov, musée d’Etat à Moscou, répertoriés sous un faux nom. Qui les a sauvés ? Le mystère demeure. En 1973, Chagall est allé expressément à Moscou pour les signer. Deux des neuf panneaux (le rideau de scène et la peinture du plafond) ont malheureusement disparu. Ce sont des oeuvres très importantes dans la mesure où il s’agit d’un tout premier décor pour le théâtre, articulé autour de la musique et de la danse. Il y a une véritable parenté entre les éléments de ce décor et les éléments injectés, quarante-quatre ans plus tard, dans le plafond de l’Opéra Garnier. C’est le même vocabulaire artistique. Chez Chagall, l’art est en mouvement. Il y a des allers-retours permanents dans son oeuvre. C’est la raison pour laquelle nous avons appliqué une chronologie inversée avec la volonté de renouveler le regard. Dans cette exposition, on remonte le temps avec la musique pour fil conducteur.  »

Marc Chagall. Le triomphe de la musique,à la Philharmonie de Paris. Jusqu’au 31 janvier 2016. www.chagall.philharmoniedeparis.fr

Par Barbara Witkowska

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