Vingt ans après un conflit sanglant, la république à majorité arménienne du Haut-Karabakh n’est toujours pas reconnue par l’ONU. Les incidents se multiplient avec l’Azerbaïdjan, ce qui retarde la solution.
Un fin brouillard recouvre Stepanakert, capitale du Haut-Karabakh, cette république à majorité arménienne qu’aucun Etat de l’ONU n’a jamais reconnue. C’est le week-end. Des ombres furtives traversent de larges avenues quasi vides. Le parc automobile plutôt squelettique n’a pas encore liquidé son stock soviétique, en particulier de vrombissantes Lada aux vitres teintées. » Nous avons aussi nos embouteillages, vers midi et 16 heures « , précise avec humour une fonctionnaire pour ceux qui n’auraient pas encore réalisé que Stepanakert est une capitale. Les cafés sont pratiquement vides, à part quelques jeunes en veste de cuir noir. Seule touche de couleur, des petits autobus jaunes sillonnent la ville. Ils ont même donné lieu à la première manif depuis celle de 1988 contre le pouvoir de Moscou : une septantaine de citadins ont protesté contre l’augmentation du prix du ticket de bus, passé de 70 à 100 drams arméniens (de 0,13 à 0,20 euro).
La prudence de l’Arménie
Entourée de montagnes boisées, Stepanakert est sans doute la seule capitale au monde sans liaison aérienne. Elle est pourtant dotée depuis 2011 d’un aéroport flambant neuf, avec pour objectif de la connecter à Erevan, capitale de l’Arménie, qui tient tout autant que le Haut-Karabakh à son identité chrétienne. Actuellement, seule une route sinueuse permet de relier les deux villes-soeurs, soit un trajet long de sept heures pour 330 kilomètres. Depuis sa réhabilitation, l’aéroport n’a jamais servi, et pour une raison simple : les autorités de l’Azerbaïdjan, pays à majorité musulmane, menacent d’abattre tout avion, même civil, qui s’en approcherait. En toile de fond : le conflit issu des décombres de l’Union soviétique entre Erevan et Bakou, qui continue de revendiquer ce territoire peuplé de 150 000 âmes et trois fois plus petit que la Belgique. Dans les années 1990, 30 000 personnes ont péri dans les combats. Les stigmates des bombardements azéris depuis les hauteurs de Shushi sont encore visibles en ville.
Si la guerre est officiellement terminée depuis 1994, des incidents sporadiques continuent d’éclater le long de la ligne de front, et sont même en recrudescence depuis l’été. Le 12 novembre, les forces azerbaïdjanaises ont abattu un hélicoptère arménien. » Chaque nouvelle victime ne fait que retarder la solution au conflit « , déclare au Vif/L’Express Ashot Ghoulian, le président du Parlement local, très remonté contre l’interdiction de survol décrétée par Bakou : » Après tout, nous pourrions également abattre leurs avions qui utilisent nos couloirs aériens. Mais nous ne voulons pas jouer aux plus barbares. »
Afin de ne pas rallumer les hostilités, l’Arménie s’est toujours gardée de reconnaître la jeune république. Pure manoeuvre diplomatique, car tout transite par Erevan, qui octroie des passeports arméniens aux citoyens de l’enclave afin de leur permettre de voyager, et inscrit le code arménien sur les produits destinés à l’exportation. Le drapeau national est lui-même tout un symbole : identique à celui de l’Arménie sauf une brisure inscrite sur le côté droit. » Cela veut dire que nous sommes séparés, mais en même temps profondément unis « , explique Hovhannes Grigoryan, directeur des European Friends of Armenia (EuFoA).
Un conflit pas vraiment gelé
A l’arrière d’un parking, on découvre un Musée de la guerre qu’un gardien a bien voulu nous ouvrir. Dans un espace réduit, c’est un bric-à-brac d’armes parfois artisanales, d’uniformes et d’objets divers, de l’antique machine à écrire à l’accordéon qui berçait les nuits de veille en passant par les foulards islamistes récupérés sur des corps de miliciens tchétchènes. Les murs sont recouverts de centaines de photos : les martyrs de la guerre. C’était hier. » On pensait en avoir fini avec les guerres au XXIe siècle, mais non, constate le Premier ministre Arayik Harutyunyan, flanqué de son assistant, un ex-soldat que des schrapnels ont rendu aveugle. Ce n’est pas vraiment un conflit gelé ici, car il peut évoluer à tout moment, dans un sens ou un autre. »
Les tensions entre Moscou et l’Occident aggravent-elles le tableau ? » L’impact des superpuissances n’est pas si grand, constate le Premier ministre. La Russie, qui nous équipe, joue bien sûr un grand rôle, mais ses intérêts sont parfois contradictoires avec ceux de la région. » Et l’Union européenne ? » Elle fait montre d’une parfaite indifférence, accuse-t-il. Je suis forcé de constater que le pétrole azéri pèse parfois plus lourd que tout le reste. »
Un îlot chrétien
L’antique gsm du Premier ministre retentit. C’est l’heure de partir sous escorte à un événement national dans la région de Hadrout : le pickle festival, où l’on peut déguster des produits du terroir et goûter à la vodka locale. Tout le gouvernement s’est déplacé, même le président. Ne manque pas non plus l’archevêque local, Mgr Pargev, avec sa coiffe noire et sa barbe touffue. On l’interroge sur l’éventuelle menace djihadiste sur cette Arménie chrétienne isolée au milieu d’un océan musulman : » Nous sommes habitués à cela depuis des centaines d’années, répond le prélat. Cela dit, le terrorisme islamiste est une bombe pour tous, y compris pour les musulmans. C’est pourquoi nous devons nous mettre autour d’une table avec nos voisins. » Aucun de ces dignitaires n’a toutefois été convié aux négociations qui se tenaient au même moment à Paris entre les présidents Sargissian (Arménie) et Aliev (Azerbaïdjan), réunis par François Hollande.
Comment un tel pays subvient-il à ses besoins ? Sur la route qui mène au Hadrout, des pancartes indiquent les noms des généreux mécènes qui ont financé tel tronçon, tel hôpital. Pour le reste, le pays lève ses propres taxes qui servent à alimenter les budgets, y compris de défense, un des plus élevés du monde. Un téléthon est organisé tous les ans pour des projets concrets. Le pays n’étant pas reconnu, aucune ONG européenne n’y est implantée. » Seuls les Américains nous aident directement pour le déminage, des hôpitaux, des adductions d’eau… « , indique Ashot Ghoulian. Mieux vaut être discret : l’Azerbaïdjan indique sur son site qu’il refuse tout visa à quiconque aurait pénétré dans l’enclave via l’Arménie.
L’atout démocratique
Pour attester de son honorabilité, le Haut-Karabakh met en avant son pedigree démocratique. Les dernières élections destinées à renouveler le Parlement de trente-trois membres, ont été transparentes. » Les députés se montrent à chaque fois unanimes sur les questions de défense et d’affaires étrangères, car nous savons tous le prix que nous avons payé « , explique Armine, une fonctionnaire. Dans le hall d’entrée, les photos des onze parlementaires morts durant la guerre. Sur le plan judiciaire, les autorités se veulent également irréprochables. Depuis le 27 octobre, deux Azéris sont jugés pour avoir passé la frontière illégalement avec des armes et avoir tué un jeune homme. » Même si l’Etat n’est pas reconnu, la procédure judiciaire reste légale car elle correspond aux normes internationales en la matière « , argumente Larisa Alaverdyan, de la Fondation contre la violation de la loi.
En attendant, les Karabakhiens se targuent d’avoir un niveau de criminalité parmi les plus bas du monde. Dommage pour eux, ce n’est repris dans aucun classement mondial.
De notre envoyé spécial François Janne d’Othée