Le paradoxe d’Ankara
Heureux celui qui se dit turc ! » La formule est de Mustafa Kemal, fondateur de la Turquie moderne, et sert de devise orgueilleuse à la République d’Ankara. Mais à voir les visages des militaires, la semaine dernière, on aurait en vain cherché le bonheur des kémalistes. Depuis l’élection d’Abdullah Gül à la tête de l’Etat, l’armée, qui se considère comme légataire universel de l’héritage d’Atatürk, ne peut s’empêcher de multiplier les vexations à l’endroit du nouveau président, auquel elle reproche autant d’avoir été islamiste que d’être démocratiquement élu. Lors des cérémonies du Jour de la Victoire, Hayrünnisa Gül, première dame de Turquie, n’a pas eu l’honneur d’être invitée, pas plus que Mme Erdogan, épouse du Premier ministre. Motif : toutes deux portent le voile. La veille, le chef de l’état-major s’abstenait ostensiblement de saluer le président pendant une cérémonie officielle. L’avant-veille, les généraux avaient boudé la prestation de serment du président, pourtant commandant en chef des armées. Historique.
Historique surtout est la révolution feutrée qui s’esquisse en Turquie avec l’accession au pouvoir d’Abdullah Gül, habile man£uvre de son ami Recep Tayyip Erdogan. Ce n’est pas le renversement d’une tradition laïque par des forces religieuses, c’est, au contraire, une sorte de rééquilibrage. Car, à proprement parler, la Turquie kémaliste n’est pas un Etat laïque, mais laïciste. Dans la laïcité, l’Etat et la religion sont séparés ; dans le laïcisme, la religion est soumise à l’Etat, ce qui est une tout autre option, celle voulue par Mustafa Kemal, peu porté vers la dévotion. » L’islam, s’emportait Atatürk cité par Benoist-Méchin, cette théologie absurde d’un Bédouin immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies. » De fait, Kemal abolit le califat, en 1924, ce qui fait encore débat au regard du désordre qui s’est emparé de l’islam. Puis il interdit le port du fez et du voile, en 1925, introduisit le calendrier grégorien et remplaça la loi coranique par le Code civil suisse, en 1926, etc. Ce n’est pas cette £uvre que les militaires craignent aujourd’hui de voir disparaître et que ni Gül ni Erdogan ne peuvent remettre fondamentalement en question ; c’est le principe qui l’accompagnait, à savoir la sujétion de la religion au culte suprême. Celui de la Nation turque.
CHRISTIAN MAKARIAN
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