Le paradis de Parano

Vincent Genot Rédacteur en chef adjoint Newsroom

Ils sont déjà des milliers à discuter au sein d’une communauté Internet d’un genre nouveau, créée en Belgique. Entre jeu de rôle et forum autogéré de manière drastique, Parano est à cent lieues du Web commercial et des bavardages creux

(1) La prochaine grande fête du complexe Alpha se déroulera aux caves de Cureghem, à Bruxelles, le 19 mars prochain. Information : www.parano.be

Cher Inconnu, Cher Internaute, Cher Ami. Ceci, n’est pas une lettre chaînée. Inutile d’approcher le curseur de la souris du bouton [effacer]… Ne niez pas, on vous a vu. Le site parano. be recherche des nouveaux participants dignes de confiance. Et Amandine a pensé à vous ! Alors Heureux ? (…) Venez vite, nous rejoindre, l’Ordinateur se fera un plaisir de vous accueillir ! Un site plein de couleurs, sans traître ni mutant ! Signé Amandine, un ami (forcé) de l’Ordinateur.  »

Depuis un an, ce message sibyllin arrive dans le courrier électronique de certains utilisateurs réguliers du Réseau. A la fin de la mystérieuse missive, une adresse invite l’internaute à tenter une première connexion au BBS Parano.  » La genèse de Parano, explique Jean-Charles Nadé, alias Amandine, l’initiateur et concepteur du site, c’est un chômeur qui s’ennuie et qui décide de programmer un site en PHP ( NDLR : langage informatique permettant de gérer un site Web) pour se faire la main. Il y a un an, j’ai donc décidé de développer une communauté privée en ligne, à laquelle on ne peut avoir accès que sur invitation.  »

Première mission pour le néophyte fraîchement débarqué dans la communauté : remplir sa fiche de présentation en n’omettant pas d’y inclure une petite biographie succincte ainsi qu’une photo (reconnaissable) de son visage. Et puis, plus rien. On attend. Selon Bartali, une nouvelle recrue de 23 ans, c’est normal.  » Je ne suis membre de Parano que depuis une semaine. Donc, je ne comprends pas encore tout. Il y a des choses qui me paraissent toujours étranges. Mais je viens enfin de devenir un citoyen rouge, ce qui est assez cool. Quand tu es infrarouge, tu peux juste regarder, mais quasiment rien faire : impossible d’écrire aux autres citoyens, de leur adresser des votes de confiance, de participer aux forums… Pour l’instant, je m’emploie à prouver que je ne suis pas un traître potentiel. Je vais compléter ma fiche afin de devenir au plus vite citoyen orange.  »

Infrarouge, rouge, orange… Les couleurs sont l’un des piliers du monde de Parano. Directement inspiré du jeu de rôle Paranoïa, édité par West End Games en 1986, parano. be utilise un système de couleurs pour identifier ses membres. Au niveau infrarouge, on n’est rien du tout : juste admis sur le serveur et obligé de faire ses preuves pour montrer que l’on a sa place dans le complexe Alpha (l’autre nom de Parano). A l’autre bout de l’arc-en-ciel (composé, ici, de 9 couleurs), le citoyen ultraviolet a presque droit de vie et de mort sur les autres utilisateurs, à savoir le bannissement du serveur.  » Parano, c’est un ensemble de fiches, de groupes et de forums visant à encourager la création artistique et la communication entre personnes. C’est un mélange entre jeu de rôle et site de rencontres, sourit Jean-Charles Nadé. Mais, pour éviter d’y retrouver toutes les dérives des autres sites de rencontre (insultes, flood, spam, bruit, fakes), j’ai programmé un mécanisme de modération basé sur les concepts du panoptisme et de la société disciplinaire développée par le philosophe (français) Michel Foucault dans Surveiller et punir.  » Chacun surveille chacun, sans savoir qui surveille qui. Ajoutez à cette incertitude un système de hiérarchisation et vous obtenez un univers paranoïaque parfait. Même si le système semble très inquisiteur, il fonctionne bien. Les chances pour qu’un contenu litigieux reste en ligne sont minces. Il faut quelques minutes à peine pour voir la communauté réagir.

 » Vu de l’extérieur, cela fait très sérieux, explique Hélène Delforge, une journaliste qui a découvert le site il y a neuf mois lors de la rédaction d’un article pour Flair. Mais l’on sent que le responsable s’est amusé en développant le site. L’humour y est très présent. Une personne qui se plaint trop souvent sur les forums risque, par exemple, de se voir frapper du syndrome de Calimero. Jusqu’à la levée de la sanction, les textes de toutes ses interventions seront truffés de l’expression ôc’est trop injuste ». Il y a aussi les Charly’s Angel, des filles chargées de refroidir les ardeurs des grossiers personnages.  »  » Quand une personne, très souvent une femme, se fait trop lourdement draguer, elle peut demander notre intervention, se félicite Zaria, une de ces drôles de dames. Notre premier avertissement sera la baffe virtuelle, suivie d’une douche froide. Si le type n’a toujours pas compris, sa fiche se verra affublée d’un ôWHAT A PERV ! », puis ce sera le bannissement.  » Mais pas question de frapper à l’aveuglette. Après la sanction, la justicière est priée d’envoyer un rapport circonstancié de l’incident à sa hiérarchie. Le petit manuel de la parfaite Charly’s Angel signale d’ailleurs que  » tes armes sont un privilège qui peut être enlevé à tout instant ! Nous préconisons donc une utilité judicieuse, parcimonieuse et éclairée « . Le système présente toutefois des limites. Comme le souligne Esterelle, une autre drôle de dame,  » il est très difficile, voire impossible, à une Charly’s Angel d’accréditation verte de s’attaquer à un ultraviolet « .

 » A coté de l’aspect purement jeux de rôle, qui me semble moins prépondérant ces derniers temps, poursuit Hélène Delforge, Parano favorise l’ouverture de son milieu social et permet même d’étoffer son carnet d’adresses professionnelles. Le site fournit également de vrais sujets de conversation.  » Au total, plus de 80 forums de discussions (sur Parano, on parle de secteurs) permettent de réagir sur des sujets d’actualité ou de participer à des échanges d’idées sur des thèmes variées. Ainsi, cornaqué par Bulles, une violette de 34 ans, le secteur ETC (pour Et caetera) s’adresse surtout aux littéraires et amoureux de la belle plume. Outre ses nombreuses interventions pour relancer un débat ou diminuer les verbiages parasites, Bulles y lance, de temps à autre, des exercices littéraires fort proches de ceux que l’on peut trouver dans un atelier d’écriture.  » Atelier d’écriture est un grand mot, ironise un adepte qui souhaite préserver sa couleur en gardant l’anonymat. C’est souvent beaucoup de formes et peu de fond !  » Sur le secteur ASA, on parle photographie argentique et digitale. Communauté vampirique, DRK est consacré aux créatures de la nuit. CAL suit l’étudiant avec calotte et PEN celui avec pennes, BAB regroupe les babas cool et amateurs des sixties et du flowerpower

Autofinancé

Si Parano fonctionne à la bonne volonté d’une quarantaine de bénévoles, le serveur et la bande passante sont, en partie, payés par l’organisation de soirées (1) ou par la cotisation (non obligatoire) de 10 euros versée par les membres du fan club de l’Ordinateur.  » Si j’ai créé Parano, c’est, en partie, parce que je n’aimais pas la tournure trop commerciale que prenait le Web, précise Jean-Charles Nadé. Pas question, donc, que je place de la publicité sur le site. Les utilisateurs n’en voudraient d’ailleurs pas et déserteraient le navire à son apparition.  » Parano n’est pas qu’une Web communauté. En parallèle, on trouve l’ASBL Recherche & Conception qui vise à développer et expérimenter des projets télématiques afin de favoriser la création artistique.  » L’année 2004 nous a permis de mettre en place l’outil informatique, explique Marouan El Moussaoui, président de l’ASBL. En 2005, nous allons essayer de nous focaliser plus sur les objectifs de l’ASBL et tenter de mettre l’accent sur l’émergence de nouvelles formes de participations citoyennes.  » En attendant, si l’envie vous prend de remonter le temps (une petite dizaine d’années en arrière) et de vous replonger dans un Internet sans pub et où la cordialité est encore de mise, tentez le siège de l’adresse électronique d’Amandine. A force de persuasion, vous finirez bien par décrocher un sésame pour Parano.

Vincent Genot

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