Le net changement de ton dans le discours de François Hollande à l’égard de la Russie, ainsi que son voyage à Moscou, marque un tournant dans la crise syrienne. Or, cette inflexion ne relève pas seulement des ignobles attentats de Paris, même s’ils ont indéniablement déclenché un impératif d’efficacité. Le réajustement résulte de causes profondes, qui taraudent la position française depuis le début de la guerre en Syrie.
Une lente prise de conscience des intérêts stratégiques s’est effectuée en raison de l’absence de résultats probants contre Daech, après une année de bombardements français (très limités dans l’ensemble du dispositif dirigé par les Américains). Ajoutons que la pression politique intérieure n’a cessé de monter, jusqu’à imposer au président français de reconsidérer sa position initiale. Du côté russe, l’intervention aérienne en soutien à Bachar al-Assad n’a pas produit, en deux mois, de modification notable des rapports de force sur le terrain, tandis que l’Etat islamique a démontré qu’il pouvait abattre un avion civil en plein Sinaï. Un ensemble de ferments qui relancent la relation franco-russe ; mais dont on ne peut pas, pour autant, attendre l’éclosion d’une nouvelle alliance.
Si l’on envisage la situation du strict point de vue bilatéral, les rapports entre Paris et Moscou dessinent un axe crucial dans le conflit syrien. Pour preuve, depuis environ deux années, qui ont coïncidé avec l’émergence et l’affirmation continue de Daech, Vladimir Poutine s’évertue, mine de rien, à pénétrer la vie politique française et à la fracturer. Il a identifié la France comme un pays levier au sein de l’Otan, susceptible de servir de médiateur entre les vues russes sur la Syrie et la stratégie, jusqu’ici inopérante, de Barack Obama. De fait, le président russe a récolté les fruits de la division des leaders politiques français, laquelle traverse l’ensemble de l’échiquier droite-gauche, sous les yeux d’une opinion publique majoritairement favorable à une coopération avec les forces russes dans le conflit syrien. Du Front national au Parti socialiste, en passant par Les Républicains, le maître du Kremlin a, dans chaque camp, des supporteurs déclarés, des interlocuteurs compréhensifs, des alliés de circonstance ou des adversaires néanmoins prêts au dialogue.
On aurait tort, cependant, d’escompter un revirement spectaculaire de la diplomatie française, dans la mesure où les objectifs fondamentaux de la France et de la Russie demeurent très différents : la première cherche à intensifier le combat contre Daech, tandis que la seconde vise à exercer un rôle décisif dans le jeu international grâce à sa position incontournable en Syrie. Ce qui butera contre deux écueils, malgré l’ordre donné à ses forces par le président russe de travailler avec les militaires français » comme avec des alliés » et le rôle de » coordinateur militaire international » qui échoit à François Hollande.
D’une part, l’objectif de transition politique en Syrie n’est pas seulement, pour Paris, une position de principe visant à chasser du pouvoir un tyran sanguinaire ; en se montrant intransigeante quant au sort d’Assad, la France donnait surtout satisfaction à l’opposition syrienne et à ses partenaires arabes (Egypte, Arabie saoudite, Emirats, Qatar). Moscou a un tout autre agenda, avec l’Iran chiite comme associé, soit l’ami inconditionnel d’Assad et l’ennemi juré des pays du Golfe. Résultat : les Français devront rassurer leurs alliés et les Russes amadouer le leur. La partie est engagée.
D’autre part, en sus des Etats-Unis, la France doit convaincre ses partenaires européens, hors du coup au sujet de la Syrie, que la faiblesse de l’Union ne peut être compensée que par une forme d’intégration de la puissance militaire russe dans une stratégie commune. Ce qui se traduira, assez vite, par des évolutions sur le dossier ukrainien (on peut faire confiance aux diplomates russes), sachant que l’opposition frontale aux menées russes en Crimée et dans le Donbass était jusqu’ici un facteur d’unité entre les 28 pays de l’UE. Pour sûr, la Russie compte beaucoup sur la France.
par Christian Makarian