Persona non grata aux USA, accusé de concurrence déloyale en Europe, Huawei persiste et signe en investissant en masse sur le Vieux Continent. Le lancement de son nouveau smartphone haut de gamme l’aide à se débarrasser peu à peu de son image de suiveur low cost.
En quelques années, les smartphones sont passés du statut d’objet futile à celui d’appareil indispensable dans la vie quotidienne. Les conférences de presse entourant les lancements des plus aboutis d’entre eux se transforment en spectacles où se bousculent paparazzis high-tech et blogueurs enthousiastes. Danseurs acrobates, ensembles philharmoniques, projections holographiques… Samsung, LG et autres HTC surenchérissent pour starifier leur diva dans des villes cosmopolites. Contrairement à Nokia qui a électrisé Times Square avec un concert de Nicki Minaj pour le lancement de son Lumia 900 il y a deux ans, Huawei n’a pas joué, la semaine dernière, la carte de la démesure pour présenter en avant-première mondiale son Ascend P7.
Smartphone innovant capable de prendre des selfies à 8 millions de pixels, le flagship (terme utilisé pour désigner l’appareil le plus abouti et le plus performant d’un constructeur) de ce constructeur chinois inconnu du grand public émergeait d’une pyramide blanche et immaculée plantée sur la scène de la Maison de la Mutualité, à Paris. Précédée de spots YouTube annonçant l’événement plusieurs jours à l’avance, cette Joyeuse Entrée traversée de vivats d’un public artificiellement enthousiaste reste sobre à l’échelle du monde de la téléphonie mobile. Et a surtout le mérite d’illustrer les ambitions du troisième fabricant mondial de smartphones (en 2013 et sur ce premier quadrimestre). Le lancement dans les mêmes conditions l’année dernière à Londres de son Ascend P6 et la croissance galopante de la surface de son stand lors de chaque édition du Mobile World Congress de Barcelone prouvent qu’Huawei emprunte désormais les méthodes des grands acteurs du secteur pour mener ses opérations séduction.
Avec ses 4,9 % de parts de marché, Huawei se classe derrière Apple (15,5 %) et Samsung (30,2 % – chiffres IDC pour le premier quadrimestre 2014). Décomplexé, Yu Chengdong, alias Richard Yu lorsqu’il est en Occident, patron de la branche consommateurs d’Huawei, n’hésite d’ailleurs pas à souligner publiquement le manque d’innovation des produits Apple, en évoquant le décès de Steve Jobs. Mais aussi la mauvaise finition des plastiques de l’ancien Galaxy S III de Samsung. Présent lors du lancement parisien de l’Ascend P7, il a précisé sur scène que son entreprise » ne s’arrêtera pas à la place de numéro trois « .
Ces chiffres et les 6 millions d’Ascend P6 vendus dans le monde l’année dernière (contre 40 millions de Galaxy S4 chez Samsung) ont été favorisés par la position de leader qu’occupe Huawei en Chine, marché qui a littéralement explosé. Reste que les 13,7 millions de smartphones vendus ce premier quadrimestre (contre 9,3 pour la même période en 2013) poussent l’entreprise basée à Shenzhen à poursuivre ses efforts à l’exportation puisque deux tiers de son chiffre d’affaires de 39,7 milliards de dollars proviennent de l’étranger.
Tirer la marque vers le haut
Engagé depuis deux ans dans la guerre des smartphones, Huawei a déployé huit modèles en Belgique. Pas forcément originaux, mais en moyenne 30 % à 40 % moins chers que la concurrence. Le tout pour des prestations équivalentes, comme en témoignait l’Ascend Mate face au Galaxy SIII de Samsung. Sous nos tropiques, le Y300 compte parmi les meilleures ventes. Soit un smartphone 3G+ pourvu d’un appareil photo numérique de 5 millions de pixels. Sans être un foudre de guerre, ce low cost reste un maître achat pour qui veut découvrir l’univers des apps Android sans dépasser la barre des 100 euros. En haut du panier, l’Ascend P6 s’est écoulé à 12 000 unités, un chiffre dont se félicite la filiale belge compte tenu de son absence de notoriété.
Avec un coût de production identique à la concurrence, Huawei sacrifie ses marges à tous les niveaux pour séduire les consommateurs européens. » Mais cela ne nous a pas empêchés de générer des profits en 2013, note Robert de Graaf, ex-country manager d’Huawei Consumer Business pour le Benelux récemment passé en Allemagne. Nous devrons toutefois tirer la marque vers le haut. Pour le moment, notre téléphone le plus cher, le P7, est à 450 euros contre 799 pour des prestations identiques chez la concurrence. Avec nos futurs flagships, nous voudrions augmenter progressivement le prix pour passer à 499 puis à 599 euros. Le P7 montre deux choses : nous ne sommes pas là pour un one shot et nous réduisons l’écart technologique qui nous sépare des gros acteurs du secteur. »
Ces prochaines années, Huawei passera donc à la vitesse supérieure avec 5 500 nouveaux emplois annoncés sur le Vieux Continent. » Nous n’avons pas encore de date d’échéance ni de pays en particulier, mais en Belgique, notre bureau Consumer Business, qui comptait trois personnes au départ, devrait finir cette fin d’année avec dix employés, indique Katia Pappas, marketing manager. Nous devons prioritairement travailler sur la notoriété de notre marque qui reste très faible ici et en Europe. Nous ne serons pas à la Coupe du monde, mais nous allons sponsoriser quatre clubs européens majeurs dont le PSG. Pour la Belgique, des discussions sont en cours avec des équipes de la D1. »
Premier à installer un réseau d’antennes-relais 4G/LTE commercial pour l’opérateur TeliaSonera à Oslo en 2009, Huawei tente de bâtir un empire électronique grand public sur une base professionnelle bien installée depuis quelques années. L’entreprise qui déploie également des câbles de télécommunication sous-marins et des solutions » bout en bout » pour entreprises (cloud computing, commutateurs, téléprésence, datacenters, sécurité…) ne cesse de planter des antennes réseaux de nouvelle génération aux quatre coins du globe. Au-delà de Proximus qu’elle a aidé sur le terrain de la 4G/LTE, elle a signé, il y a quatre ans, un contrat de 36 millions d’euros avec Mobistar pour renouveler son parc d’antennes GSM dans une version 3G. ZTE, son premier concurrent (également chinois), a, lui, reçu les faveurs de Base.
Péril jaune
Cette activité a permis à Huawei de dépasser des grands équipementiers tels qu’Alcatel, Nokia Solutions et Cisco. Le tout pour finir par talonner le numéro un du secteur, Ericsson. De quoi pousser la société chinoise qui n’est pas cotée en Bourse à doubler ses investissements en recherche et développement. Occupant 70 000 employés (soit près de la moitié de son effectif total qui compte 150 000 personnes), répartis dans 16 centres dans le monde, le département doublera son staff de 850 chercheurs en Europe, ces prochaines années. Ces investissements massifs sur le Vieux Continent (2,4 milliards d’euros en 2013) et la volonté déclarée de son président Ren Zhengfei de donner un » visage européen » à sa compagnie trouvent peut-être un début d’explication dans les relations houleuses qu’entretient Huawei avec les Etats-Unis.
Il y a cinq ans, l’Oncle Sam bloquait son rachat de l’équipementier réseau 3COM pour des raisons de sécurité nationale. En 2012, les USA estimaient encore qu’installer des antennes chinoises de ZTE et Huawei sur leur sol présentait une menace. Ce constat, motivé par le profil d’ancien militaire de carrière de Ren Zhengfei, son fondateur, et par un manque de preuves quant à l’indépendance de ces deux sociétés vis-à-vis du gouvernement chinois, a même poussé la Corée du Sud (mise sous pression par les USA), à changer ses infrastructures réseaux opérées par Huawei.
» Nous ne nous sommes pas tournés vers l’Europe à cause des accusations d’espionnage des Etats-Unis. Nous pensons juste que c’est un gros marché, talentueux et ouvert à la compétition « , insiste Antonio Salvatore Graziano, vice-président pour Huawei aux affaires publiques européennes et gardien du lobby chinois à Bruxelles. La peur américaine n’est toutefois pas la seule puisque l’équipementier télécom est interdit de haut débit en Australie pour les mêmes raisons, tandis que chez nous, selon le quotidien De Morgen, la Sûreté de l’Etat aurait les mêmes soupçons. Il faut dire que la société chinoise ne choisit pas ses collaborateurs au hasard. Sous nos cieux, Michel Moll, ex-président de Belgacom, a opéré pour son compte en tant que conseiller stratégique.
L’espion que l’Europe aime
Persona non grata aux Etats-Unis, Huawei n’en voit pas moins ses parts de marché globales atteindre 40 % dans l’installation de réseaux mobiles. Une performance qui se traduisait il y a peu par des prix au rabais (au minimum 35 % de moins). Si bien que ce rôle de lièvre qui forçait Alcatel ou Nokia à aligner leurs prix, a poussé Karel De Gucht à brandir, il y a deux ans, des menaces d’enquête pour dumping sur Huawei et ZTE, son rival plus discret. L’avertissement du commissaire européen au Commerce extérieur a finalement été abandonné en mars dernier pour essayer de trouver un accord à l’amiable entre l’Europe et la Chine. D’autant qu’Huawei glisse doucement du rôle de suiveur » moins cher » à celui de partenaire innovant pour une cinquantaine d’opérateurs dans le monde.
Deuxième menace d’enquête brandie par la Commission, l’injection de subsides illégaux de l’Etat chinois dans Huawei et ZTE reste, elle, à l’ordre du jour. Ne désirant pas se prononcer sur ce sujet, le cabinet Karel De Gucht entend toutefois résoudre la situation cet été. » Nous avons ouvert nos carnets de comptes à plusieurs reprises, poursuit Antonio Salvatore Graziano. Nos investissements viennent de parts que nos employés détiennent dans l’entreprise, de nos revenus et enfin, d’emprunts bancaires. Cela représente respectivement 7, 13 et 4,4 milliards de dollars. Nous n’avons rien à cacher. « En attendant un apaisement, Huawei est bien décidé à mener la bataille de la 5G en Europe. Le groupe chinois réunissait, en février dernier, opérateurs télécoms, équipementiers, fournisseurs et représentants de la Commission européenne pour discuter du futur de cette norme de transmissions de données à très haut débit. » Le forum de la 5G que nous avons organisé n’était pas une réponse aux accusations de dumping et de subsides illégaux formulées par l’Europe. Nous sommes leader du marché dans ce domaine et aimerions développer un standard pour l’industrie, conclut Graziano. Nous avons investi 600 millions de dollars dans ce domaine qui sera essentiel dans l’Internet des objets. Les soins de santé ou la voiture autonome, par exemple, passeront par cette norme de transmission. » Un signe parmi beaucoup d’autres que la Chine se fera un nom high-tech à l’avenir. Comme le Japon dans les années 1980 et la Corée il y a dix ans…
Par Michi-Hiro Tamaï