Dans les principales villes wallonnes, le pari de l’attractivité se mesure désormais à l’addition de grands chantiers, publics ou privés. Sursaut salvateur ou gigantisme inutile ? La méthode divise.
« Seules les institutions au bord de l’effondrement arrivent à la perfection du décor. » Cette phrase de l’historien britannique Cyril Northcote Parkinson, dans un essai paru en 1957, trouve un nouveau terrain d’expression, près de 60 ans plus tard. Elle est reprise par Christian Lasserre, consultant en urbanisme et directeur académique de l’Executive Master en immobilier de l’Université Saint-Louis. Elle rejoint, aussi, l’inquiétude de plusieurs observateurs par rapport à la stratégie adoptée dans la plupart des grandes villes wallonnes. La quête de l’attractivité des centres urbains doit-elle nécessairement débuter par l’émergence de grands projets publics ou privés ? De Mons à Liège, en passant par Charleroi et Namur, ce postulat semble s’être imposé comme un maillon essentiel du pari lié à leur avenir. Et si elles faisaient fausse route ?
L’enjeu s’annonce gigantesque. D’ici à 2030, la Wallonie devra construire 250 000 logements publics ou privés pour répondre au défi démographique. C’est du moins l’objectif fixé dans la dernière déclaration politique régionale. La lutte contre l’étalement urbain y apparaît comme une priorité absolue. Or, d’après les projections du SPF Economie, le Sud du pays comptera 3,9 millions d’habitants en 2030 et 4,1 millions en 2050 – contre près de 3,6 millions au 1er janvier 2015. Longtemps délaissés par les hauts revenus, puis par les classes moyennes, les pôles urbains seront appelés à jouer un rôle majeur pour résoudre l’équation. » L’attractivité d’une ville ne consiste pas à la rendre belle en usant d’innombrables artifices architecturaux, mais bien à en faire un lieu de vie agréable au jour le jour « , avance Christophe Schoune, secrétaire général à la Fédération Inter-Environnement Wallonie (IEW).
Sur cet aspect précis, la Wallonie, à l’image de Bruxelles, ne dispose d’aucun point de repère avec les pays voisins. » Nous sommes dans une situation inédite, confirme Jean-Luc Calonger, président de l’Association de management du centre-ville (AMCV). De manière générale, la population plus pauvre s’est installée dans nos centres urbains. Toutes les villes wallonnes qui ont été désertées par le commerce concentrent les inconvénients d’une zone urbaine, comme les problèmes de mobilité et de pollution, mais sans en avoir les avantages. La qualité de vie y est dès lors devenue désastreuse. C’est ce qu’il faut recréer en priorité. »
» Rehausser le prestige »
Tous les acteurs politiques ou économiques s’accordent sur cet objectif. En revanche, la méthode pour l’atteindre divise. Les grands projets urbains doivent-ils être envisagés comme une cause ou comme une conséquence de l’attractivité d’une ville ? Bon nombre d’acteurs investis dans des projets immobiliers d’envergure défendent, logiquement, la première théorie. » Il fallait voir la ville espagnole de Bilbao avant qu’elle ne construise le musée Guggenheim, commente Christian Sibilde, architecte et associé chez DDS & Partners (lire également l’interview ci-dessous). A côté d’elle, Charleroi n’était pas loin de Braine-l’Alleud. Il faut rehausser le prestige des pôles urbains qui en ont le besoin. Autant la Belgique est mondialement reconnue sur le plan culturel, autant l’architecture avec un grand A n’a plus été un moteur du développement des villes à partir de l’après-guerre. Contrairement à la France, par exemple. »
S’ils ne contredisent pas la pertinence de quelques gestes architecturaux dans les villes, les partisans de la deuxième théorie les envisagent comme un facteur d’attrait secondaire, voire marginal. » Les villes qui se développeront le mieux devront fournir l’élément le plus rare, c’est-à-dire l’emploi « , affirme Christian Lasserre. L’urbaniste énumère par ailleurs cinq facteurs selon lui déterminants pour réinvestir les pôles urbains : la mobilité, l’environnement, la sécurité, l’enseignement et les infrastructures culturelles et de loisirs. » Un projet immobilier n’est pas un projet de ville, poursuit Christian Lasserre. Il peut le compléter, mais il ne le remplace pas. »
Architecte-urbaniste et professeur ordinaire à l’ULB, Benoît Moritz tient par ailleurs à démystifier » l’effet Bilbao » dont rêvent bon nombre d’édiles politiques en Wallonie. » Contrairement à ce que laisse croire le symbole du musée Guggenheim, le redressement de Bilbao est surtout lié à l’extension de sa zone portuaire. Il en va de même pour Hambourg, où un projet immobilier de 300 hectares, le plus grand d’Europe, est en train de voir le jour. » Selon cette même théorie, le salut des villes telles que Seraing, Charleroi ou La Louvière passerait avant tout par une requalification en profondeur de leur cadre de vie.
Manque de consensus
Les experts pointent deux éléments qui font cruellement défaut dans la stratégie actuelle des principales villes wallonnes. Le premier porte sur l’absence de consensus et d’une réelle concertation citoyenne autour des grands chantiers urbains. » Un projet porté par toute une ville a une force extraordinaire « , souligne Christian Lasserre. Le professeur pointe le travail effectué par un groupe d’urbanistes américains à la Nouvelle-Orléans. » Avant même de dessiner quoi que ce soit, ils s’installent sur les lieux et demandent aux gens concernés ce qu’ils veulent et quelles sont leurs attentes. C’est le principe de la concertation inversée. Le projet découle de l’objectif, et non l’inverse. »
Dans les faits, la conception du leadership politique a souvent pris une autre tournure en Wallonie. La capacité des élus à trancher, quitte à s’engager dans un cavalier seul, se heurte régulièrement à une part importante de l’opinion publique. Namur le vit encore aujourd’hui, dans le vif débat lié à la construction d’un centre commercial en coeur de ville. » Le jour où une ville réussira à rompre avec la logique de la traditionnelle enquête publique, qui n’intéresse qu’une faible part de la population, elle aura gagné son projet de ville « , précise Christophe Schoune.
Le deuxième écueil porte sur l’absence d’un réel suivi des grands projets qui voient le jour aux quatre coins de la Wallonie. » De manière générale, il manque une évaluation a posteriori de la manière dont les projets ont été menés, des réactions qu’ils génèrent dans un quartier et de leur impact économique direct « , détaille Benoît Moritz. » Quand on construit la gare de Mons, on ne fait pas le bilan de la gare de Liège « , ajoute Christian Lasserre. L’expérience vécue sur le terrain par Jean-Luc Calonger rejoint l’analyse de ces deux experts. L’Association de management du centre-ville est régulièrement sollicitée pour travailler sur des espaces rénovés où la » greffe » avec la vie en zone urbaine ne prend pas. » Des promoteurs injectent des dizaines de millions d’euros dans un projet de logement, sans assurer sa gestion quotidienne une fois qu’il est sorti de terre. Il faut alors repenser entièrement le cadre de vie. Réfléchir uniquement en termes de geste architectural et d’esthétique n’a aucun sens. »
Vers un formatage des villes ?
La course aux grands projets des principales villes wallonnes n’est pas sans incidence sur la cohérence à l’échelle du territoire. Faute de réelle alternative à ce stade, la ruée vers les subsides européens, dont les critères très stricts sont imposés par l’Europe, débouche sur une réalité attestée par plusieurs experts : aujourd’hui, la plupart des villes wallonnes se développent de la même manière. Le bourgmestre de Verviers, Marc Elsen (CDH), dénonce un formatage induit par des ressources financières publiques uniformisées. » Il nous faudra donner un sens au fait que nos villes ont toutes réalisé la même chose, résume pour sa part Christian Lasserre. Nous avons les infrastructures, il nous reste à trouver leur pertinence. »
» J’ai des questions à toutes vos réponses. » A l’aube d’un défi économique et démographique, la stratégie des villes wallonnes n’échappe pas à cette énigme du cinéaste Woody Allen. Ni aux interrogations que soulève la quête idéalisée d’un » effet Bilbao « .
Par Christophe Leroy
» Il nous faudra donner un sens au fait que nos villes ont toutes réalisé la même chose »