Les Hispaniques ont toujours donné leurs voix au candidat démocrate, mais pourraient s’abstenir en masse aux élections de mi-mandat du 4 novembre. Ils se sentent trahis par un président qui a multiplié les revirements en matière d’immigration et joue désormais la fermeté face aux clandestins.
Pamela Rohan a sûrement bon coeur. La juge lève par instants la tête de ses dossiers pour adresser un regard de grand-mère lasse aux petits prévenus qui défilent ce matin devant le tribunal d’immigration, au 12e étage du Federal Building de New York. Peignés et endimanchés comme des hidalgos miniatures, d’adorables minots de 9 ou 10 ans, presque tous issus du Honduras, du Salvador ou du Guatemala, se succèdent à la table du prétoire avec un avocat et un parent. A les entendre chuchoter leur nom à la traductrice, à voir même les grands de 14 ans, morts de frousse, saisir la manche des adultes à l’appel de leur numéro de dossier, on ne peut imaginer ces gamins, des semaines ou des mois plus tôt, en train de ramper, seuls ou avec d’autres clandestins, guidés par des passeurs, dans les no man’s land à la sortie des villes mexicaines de Tijuana ou Ciudad Juarez.
Coffrés par la police des frontières, ces » mineurs non accompagnés » ont pu être réclamés à temps par des proches venus de New York, une ville de solidarités immigrantes bondée d’avocats prêts à les défendre au nom d’une dizaine d’associations humanitaires. Hasard des districts, 9 sur 10 échappent, ici, à l’expulsion, mais ailleurs la même justice fédérale ne fait pas de détail. Les juges texans les renvoient par cars entiers dans leurs pays d’origine et un magistrat de Caroline du Nord a, le 30 août, ordonné in absentia la reconduite à la frontière de 300 enfants avant qu’ils aient pu répondre à sa convocation. New York aussi connaît son lot d’absurdités. En mai, un gosse de 3 ans confié à des passeurs a comparu devant la juge Rohan, assis à côté de sa grand-mère.
11 millions de clandestins devaient être régularisés
» Ils ne devraient tout simplement pas être là, devant un tribunal des expulsions, alors qu’ils peuvent requérir directement l’asile, déplore Lenni Benson, avocate chevronnée et directrice de Safe Passage Project, une ONG de défense des immigrants. L’Etat maintient ces procédures pour une seule raison, politique : parce qu’elles lui permettent d’avoir l’air ferme en matière d’immigration. » Cette aberration surcharge de travail 300 défenseurs bénévoles et la cour de Manhattan, contrainte d’entendre chaque jour ouvrable au moins 30 enfants. Elle suscite surtout la colère grandissante des Américains hispaniques contre Barack Obama, parangon de vertus humanistes dont les promesses de légalisation des quelque 11 millions de clandestins résidant aux Etats-Unis lui avaient valu le soutien de plus des deux tiers des électeurs latinos en 2008 et en 2012.
Une semaine avant les élections de mi-mandat au Congrès, qui pourraient voir, ce 4 novembre, les républicains emporter enfin la majorité au Sénat, le président de l’Amérique postraciale s’attend à une abstention record parmi les 25 millions d’électeurs inscrits d’origine hispanique et a même essuyé les huées, le 2 octobre, de militants enragés contre ses revirements et sa » trahison « . Non sans quelques raisons. L’annonce, en septembre, du report à une date ultérieure – » après les élections » – d’une réforme de la politique d’immigration annoncée depuis 2008 a provoqué la consternation. Que dire alors, de l’autre surprise : selon les données officielles publiées ce mois-ci, 2 millions d’étrangers en situation irrégulière (dont 420 000 – du jamais-vu – pour la seule année 2013) ont été expulsés du territoire depuis le début de cette administration. Le chiffre équivaut, pour cinq ans, au bilan de huit années de présidence Bush et érige Barack Obama en recordman historique absolu des reconduites à la frontière.
» Ebola et Daech avec les passeurs mexicains »
Apparemment surpris par ces statistiques, le président a ordonné un rapport sur la question. En grande partie, ce surcroît de sévérité tient certes à l’augmentation des arrestations par les policiers locaux, devenus, surtout dans les Etats républicains frontaliers du Mexique, les assesseurs des services fédéraux de l’immigration. La floraison de nouvelles lois pénales ordonnant la déchéance des droits de séjour pour des délits mineurs pèse aussi lourdement sur les chiffres. Mais le mutisme de la Maison-Blanche vaut ordre de marche pour les agents du pléthorique Department of Homeland Security, l’agence de la sécurité intérieure.
» On a donné la primeur aux expédients politiques sur la justice bien ordonnée, explique Angelo Falcon, politologue et fondateur du centre de recherche National Institute for Latino Policy, à New York. Son gouvernement entendait bien proposer au Congrès une refonte du Code de l’immigration. En attendant, de crainte d’apparaître laxiste, l’administration a laissé carte blanche à la police. » Les bonnes intentions ont fait long feu, noyées dans l’incohérence, les demi- et les contre-mesures. Obama, à la veille de l’élection présidentielle de 2012, s’est résolu à accorder le report des expulsions de jeunes arrivés illégalement dans leur prime enfance, à condition qu’ils soient en cours d’études. Cette décision, hâtive et mal expliquée, a été interprétée à l’étranger comme la porte ouverte à l’immigration des mineurs. Conséquence : la ruée, chaque année, de quelque 70 000 » non accompagnés » fuyant les gangs et la violence d’Amérique centrale, bientôt entassés dans les centres de rétention frontaliers et dépeints par les républicains comme l’avant-garde d’une invasion consentie.
» Par ailleurs, le ton a changé. Depuis le 11 septembre 2001, l’amalgame entre la défense du territoire et le contrôle de l’immigration, rassemblés dans la même agence, a déteint sur le langage : on ne parle plus que de danger, fulmine Falcon. Personne ne s’étonne plus que des populistes républicains du sud assurent qu’Ebola va arriver par la frontière mexicaine ou que Daech prépare des attentats à l’aide de passeurs de Ciudad Juarez. »
La xénophobie croissante inquiète les Latinos, qui, à leur tour, à l’instar d’une majorité d’Américains, reprochent à leur président son incapacité de les rassurer et de trancher le noeud gordien du Congrès. D’où la désaffection politique. A Chicago, Rosi Carrasco anime l’Ocad, association de défense populaire contre les expulsions, qui aide une trentaine de familles dans leurs démarches légales : » Obama a promis d’agir pour les régularisations après le scrutin, avec ou sans vote du Congrès. Et nous n’avons d’autre choix que de le croire, soupire-t-elle. En attendant, nous avons toutes les peines du monde à inscrire les gens sur les listes électorales, et même à sonder les intentions de vote. »
Obama et son parti ont-ils mesuré les risques d’une abstention massive des Hispano-Américains le 4 novembre ? Justement, oui. Malgré les appels vibrants des démocrates, leur parti a plus à perdre qu’à gagner d’une initiative sur l’immigration. La Chambre des représentants, vu le découpage électoral, restera républicaine. Côté Sénat, seuls huit Etats promettent un score serré et l’électorat latino, hormis dans le Colorado, y est trop faible et dispersé pour peser sur les résultats. En revanche, la moindre mesure perçue comme une fleur faite aux sans-papiers pourrait provoquer la ruée des Blancs conservateurs vers les urnes.
» Reagan, en son temps, a pu prétendre que les « Latinos sont des républicains qui s’ignorent », mais nous vivons sur une tout autre planète : celle du Tea Party, des clivages et des extrêmes « , reconnaît Falcon. Même Jeb Bush, le frère de George W., ancien gouverneur de la Floride, dont la femme est d’origine mexicaine, et réputé proche des Latino-Américains, mesure ses adresses aux minorités en prévision des primaires présidentielles de 2016. Quant aux démocrates… » Si Obama manque à sa promesse avant la fin de son mandat, c’en est fini du soutien à son successeur, jure Angelo Falcon. En attendant, nous sommes 54 millions, 17 % de la population, et on ne nous entend toujours pas. »
De notre correspondant Philippe Coste
En cinq ans, Barack Obama est devenu le recordman historique absolu des reconduites à la frontière