Le mystère de Tarcienne

Des graisses, des hydrocarbures, des déchets sidérurgiques et d’autres rebuts suspects pourraient expliquer les cancers anormalement nombreux du petit village. Mais, pour quelques cas connus, combien de bombes dormantes en Wallonie?

Imaginez le tableau. Un beau matin, une lettre officielle, glissée dans votre boîte aux lettres, vous informe d’un nombre anormalement élevé de cancers dans votre quartier. On vous conseille vivement de ne plus arroser votre potager avec l’eau éventuellement prélevée dans les puits et, pour les plus inconscients (il y en a!), d’arrêter de boire directement l’eau du sous-sol. Quelques jours plus tard, une batterie de techniciens débarque à votre domicile, afin d’analyser l’eau des nappes phréatiques, les terres des jardins et jusqu’à l’air ambiant dans les caves. Charmant programme printanier!

Un mois après la réception de cette missive, les habitants du quartier du Lumsonry (communes de Tarcienne/Walcourt et de Nalinnes, au sud de Charleroi) en sont toujours à ruminer de sombres pensées sur leur santé. En dix ans, on a recensé, auprès d’une bonne centaine de ménages, de 20 à 30 cas de cancers, dont 10 semblent avoir été mortels à ce stade. Certes, de tels chiffres doivent encore être affinés. Mais, dans les services du Pr Jean De Graeve (laboratoire d’écotoxicologie industrielle et de l’environnement, ULg), on confirme que le signal d’alarme, lancé fin mars par un groupe local d’infirmière et de médecins, n’a rien, a priori, de fantaisiste. Vingt à trente cancers, c’est beaucoup. De plus, les formes de la maladie repérées à Tarcienne sont assez inhabituelles. On y diagnostique, par exemple, 6 cas de leucémies chez des quadragénaires (la leucémie myéloïde, notamment, qui s’attaque à la moelle osseuse). C’est d’autant plus troublant que certaines formes de leucémie s’expliquent davantage par des facteurs environnementaux. On parle aussi, au Lumsonry, de cancers du sein chez des femmes jeunes. Seul point positif au tableau: aucun cancer n’a été décelé chez des enfants (mais on sait que cette maladie se déclare souvent au terme d’une longue latence). Curieusement, aucun cancer du poumon, pourtant fréquent dans la population, n’y a été détecté.

Tous les regards se braquent, aujourd’hui, sur un petit terrain situé à quelques centaines de mètres, dominant le quartier. Ces derniers jours, les investigations de la Spaque (Société publique d’aide à la qualité de l’environnement) et de Tractebel Environnement ont mis au jour plusieurs dizaines de mètres cubes de déchets. Sous une couche de scories (des déchets de sidérurgie, théoriquement inoffensifs, mais cela doit encore être prouvé), on a trouvé des pailles de laminoir fortement imbibées de graisses et d’hydrocarbures, probablement issus de la sidérurgie allemande. D’autres déchets restent à identifier. Un bilan inquiétant? Oui. D’abord, parce qu’il est parfaitement possible que ces pailles contiennent – ou aient contenu – des hydrocarbures aromatiques polycycliques, cancérogènes. Ensuite, parce que les techniciens s’interrogent sur l' »ordonancement » bizarre de ces rebuts. A ce stade, quelque chose ne « colle » pas vraiment avec les explications du propriétaire des lieux, Claude Barbiaux. En 1989, cet homme a déversé là-bas plusieurs dizaines de tonnes de déchets originaires de Belgique et d’Allemagne, avant – dit-il – de les évacuer partiellement. Cette configuration bizarre pourrait indiquer la présence, sur le site, de déchets totalement inconnus.

A lui tout seul, Barbiaux symbolise un passé qu’on aimerait voir révolu à jamais: celui d’une Wallonie-poubelle où une cohorte d’hommes de main et de petits entrepreneurs travaillaient en sous-traitance pour quelques barons du déchet. Ceux-ci tiraient les ficelles d’un vaste trafic international de déchets. L’un d’eux – et non des moindres – est Etienne Van de Voorde. Dans les années 1980, ce dernier s’est illustré en important frauduleusement, en Wallonie et en France, des milliers de tonnes de déchets hollandais et allemands, au point de se faire condamner à la prison ferme par la justice anversoise.

Le passif

Que reste-t-il, aujourd’hui, dans le « ventre » du Lumsonry? En quoi consistent ces mystérieux déchets non identifiés? Pour le savoir avec exactitude, il faudra attendre plusieurs jours, sinon plusieurs semaines. Selon Dominique Streel, l’ancien directeur de la Spaque, il pourrait s’agir de boues de laminoir, riches en substances dangereuses comme du chlore et du cadmium. Autre hypothèse: le site pourrait contenir des pailles enrobées dans des PCB (polychlorobiphényles), rendus tristement célèbres par la crise de la dioxine. Enfin, autre hypothèse, non moins inquiétante: la présence de pyrites de Tharsis, des résidus de la fabrication d’acide sulfurique. Ils contiennent des quantités importantes d’arsenic, un produit cancérogène.

Pourquoi une telle hypothèse? « Pendant les années 1980, Van de Voorde et d’autres trafiquants ont cherché à débarrasser une entreprise flamande (Tessenderlo Chemie) d’environ 150 000 tonnes de pyrites, explique Streel. De 400 à 500 tonnes ont abouti à Florzé, près de Sprimont (province de Liège), l’un des pires points noirs du territoire wallon, en cours de réhabilitation. » Le même réseau de trafiquants n’aurait-il pas multiplié les destinations pour ce produit toxique? Si cette hypothèse se confirme, la décharge de Tarcienne aurait joué un rôle d’empoisonnement de l’environnement – lent, mais constant – pendant des années à l’insu de (presque) tous. Avec des conséquences dramatiques en matière de santé publique.

En attendant, les habitants du quartier ne sont pas au bout de leurs peines et de leurs interrogations. Quelle que soit la nature de tous les déchets retrouvés à Lumsonry, il faudra des mois pour établir une relation de cause à effet (treize ans plus tard!) entre la pollution initiale et les cancers d’aujourd’hui. Si on y arrive un jour! Car, même si les analyses effectuées à proximité des habitations (eau, terre, air) s’avèrent strictement négatives, les riverains pourraient avoir été exposés, à leur insu et pendant des années, à des substances dangereuses, aujourd’hui devenues inertes ou neutralisées par l’environnement. Quant à l’hypothèse la plus pessimiste (présence d’arsenic), il se trouvera bien un expert pour estimer que le danger est minime ou pour relativiser l’impact de la pollution. Dès le lendemain des révélations, l’un d’eux, sans rien connaître du dossier, s’avançait imprudemment, devant les médias, pour douter du lien entre la pollution et les cancers.

Tel est bien le pire scénario pour les riverains. Celui de l’incertitude et du doute, prolongés et entretenus pendant de longs mois. On a connu tellement de querelles d’experts autour de dossiers de ce genre – et notamment à Mellery, pour ne citer que celui-là – qu’on voit mal comment Lumsonry échapperait à ce genre de dérive. Et il y en a d’autres, faciles à anticiper: querelles autour de la responsabilité de la pollution et de la prise en charge de la réhabilitation du site, renvois de balles entre autorités publiques à propos de l’éventuel suivi épidémiologique de la population, scission entre les villageois qui « veulent savoir » et ceux qui souhaitent minimiser l’affaire, etc. Le « passif » environnemental, ce n’est rien d’autre que cela: une somme de problèmes environnementaux, mais aussi sociaux et économiques, dont les racines sont à chercher dix ou vingt ans plus tôt. A méditer pour quantité d’autres débats environnementaux, aujourd’hui en cours d’éclosion.

Philippe Lamotte

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