A l’image de ses villes phares, Dresde et Leipzig, la Saxe décolle. En mobilisant ses propres ressources, le plus riche des länder de l’ex-RDA étonne tout le pays
Qu’on ne dise pas : à l’est, rien de nouveau ! Car il se passe incontestablement quelque chose en Saxe, ce land de l’ex-Allemagne de l’Est devenu ces dernières années, selon le magazine économique Wirtschaftswoche, la région la plus dynamique de l’Allemagne réunifiée. A la lecture des statistiques, la Saxe est le plus riche des nouveaux länder. La croissance (+ 2 %) y est plus forte que partout ailleurs en Allemagne (+ 1,6 %) et la productivité y est supérieure à la moyenne nationale. Mieux encore : alors que depuis 1991 l’Allemagne de l’Est a perdu 1,1 million d’habitants, certaines villes saxonnes voient la tendance s’inverser. A Leipzig, pour la troisième année de suite, la population augmente légèrement.
Mais, au-delà des chiffres, l’idéal, pour bien mesurer le chemin parcouru depuis la chute du Mur dans cette région frontalière de la Pologne et de la République tchèque, est encore de se promener dans les rues de Dresde où l’atmosphère d’optimisme est directement palpable. Dans la capitale régionale, les passants affichent le sourire confiant des habitants des villes qui bougent. Un peu partout, hôtels et restaurants ouvrent leur portes. Le samedi soir, la bourgeoisie se donne rendez-vous en robe longue à l’Opéra Semper avant d’aller dîner à la brasserie Paulaner – le QG du Tout-Dresde politique – tandis que, sur l’autre rive de l’Elbe, la scène alternative, l’une des plus actives d’Allemagne, attire les branchés de tous âges.
Sur le plan architectural, la capitale de la Saxe fait peau neuve. Réduite en cendres par les Alliés les 13 et 14 février 1945, la » Florence de l’Elbe » a retrouvé ses allures de cité baroque dans le cadre d’un gigantesque programme de réhabilitation, ce qui n’était pas une mince affaire. Un miracle s’est même produit : en ruine depuis soixante ans, la Frauenkirche (église Notre-Dame), dont la coupole domine Dresde, a été reconstruite à l’identique grâce à des dons en provenance du monde entier. Re-consacrée en novembre 2005 à la veille du 800e anniversaire de la ville, l’église préférée des Dresdois est devenue le symbole de la réconciliation. Cette année, des centaines de milliers de touristes y sont attendus. A coup sûr, ils se rendront ensuite à la Gemäldegalerie. Sortis de nos écrans radars pendant la guerre froide, cette époustouflante collection de tableaux – des Canaletto, des Dürer, des Botticelli, des Raphaël, des Van Dyck, et on en oublie – est à nouveau accessible au plus grand nombre. » Dresde a tout pour devenir le prochain must du tourisme culturel, prédit Patricia Bouchenot-Déchin, auteur du Roman de la Saxe (éd. du Rocher) et commissaire adjointe de l’éblouissante exposition Splendeurs de la cour de Saxe, au château de Versailles jusqu’au 23 avril prochain. D’autant qu’avec ses cent châteaux la Saxe renvoie une image rassurante : celle d’un pays dont les princes ont régné par les arts et, contrairement à la Prusse, perdu toutes les guerres. »
Un remède de cheval à l’économie locale
Leipzig partage la même effervescence. A 100 kilomètres de Dresde et à cent jours du Mondial, la deuxième cité saxonne (500 000 habitants) s’enorgueillit d’être l’unique ville d’Allemagne orientale à accueillir des matchs de la Coupe du monde de football bien que l’équipe locale stagne en 4e division. En débarquant dans la colossale gare centrale, l’une des plus grandes d’Europe, les supporters croiront peut-être qu’ils sont parachutés à l’Ouest : les cinémas multiplexes côtoient les galeries commerciales, les façades lézardées ont été ravalées et quantité d’HLM bâtis sous le communisme, rasés, ont disparu du paysage.
» La métamorphose de la Saxe n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une politique lancée voilà quinze ans et orientée vers le développement industriel « , observe Michael Luther, député chrétien-démocrate (CDU) du land au Bundestag. Au lendemain de la chute du Mur et pendant une décennie, en effet, la région a été présidée par un poids lourd de la politique ouest-allemande, Kurt Biedenkopf (CDU), alias » le Roi Kurt « , lequel a administré un remède de cheval à l’économie locale. Sans états d’âme, il a fermé les entreprises non viables, tels le conglomérat de microélectronique Robotron, qui développa les premières puces du bloc de l’Est et employait 30 000 salariés, ou encore les usines d’assemblage des Trabant, les célèbres » voitures en carton » made in RDA. Par la suite, l’attribution des aides aux entreprises a fait l’objet d’une sévère sélection. C’est d’ailleurs le secret de la réussite saxonne : alors que, depuis la réunification allemande, des sommes astronomiques ont été transférées d’Ouest en Est vers les nouveaux länder pour financer des prestations sociales, la Saxe, elle, a utilisé la plus grande partie possible de cette manne pour soutenir des investissements productifs susceptibles d’avoir un effet durable sur la croissance. Montrée en exemple, elle prive d’argument les nombreux Wessies (Allemands de l’Ouest) qui se plaignent de financer à perte la consommation des Ossies (Allemands de l’Est). Le ministre-président Georg Milbradt (également CDU), successeur du » Roi Kurt » en 2000, poursuit la même politique de rigueur, mais, depuis peu, au sein d’une grande coalition régionale incluant des sociaux- démocrates du SPD.
Grâce à une politique fiscale avantageuse, la Saxe a séduit, dès le début des année 1990, deux géants de la microélectronique : Infineon, une filiale de Siemens, et l’américain AMD. En liaison avec les universités et des PME, ils ont donné naissance à la Silicon Saxony, l’un des plus importants clusters (pôles de compétence) européens de ce secteur, qui ambitionne de rivaliser avec celui de Grenoble. Séduits par les conditions fiscales favorables, la plupart des constructeurs automobiles allemands (BMW, Volkswagen, Porscheà) ont, à leur tour, rallié les rives de l’Elbe. Enfin, dernier succès en date : le transporteur de colis express allemand DHL, après avoir décidé de quitter Bruxelles, a finalement jeté son dévolu sur Leipzig. Filiale de Deutsche Post, l’entreprise s’apprête à y établir l’un de ses trois hubs mondiaux et à embaucher 3 500 salariés. De plus, d’ici à 2012, 7 000 emplois indirects seront créés. » Outre la possibilité de faire atterrir nos avions vingt-quatre heures sur vingt-quatre et une position géographique idéale au c£ur de l’Europe, ce sont le dynamisme des politiciens locaux, la rapidité des circuits administratifs et l’efficacité de la bureaucratie saxonne qui ont fait pencher la balance du côté de Leipzig « , affirme Manfred Hans, porte-parole de DHL.
Même les 20 % de taux de chômage sont regardés comme un atout. » La main-d’£uvre est à la fois motivée et flexible : ici, les salaires sont de 20 % moins élevés qu’en Bavière et le samedi est payé comme un jour de semaine « , explique sans détour Michael Jansen, directeur des relations publiques de la nouvelle usine BMW de Leipzig au design ultrafuturiste où les véhicules en cours de montage traversent en silence les bureaux administratifs sur un pont suspendu au-dessus des têtes des salariés. Voilà trois ans, lorsque les syndicats ouest-allemands ont tenté d’organiser une grève en faveur des 35 heures, les salariés saxons se sont opposés au débrayage et ont soutenu qu’ils ne voyaient aucun inconvénient à travailler 38 heures. Le phénomène est inédit en Europe : on assiste, en Allemagne, à des délocalisationsà à l’intérieur d’un seul et même pays !
Célèbre pour ses foires au Moyen Age, berceau de la révolution industrielle allemande au xixe siècle, moteur de l’économie avant guerre, le Phénix saxon renaît de ses cendres. En dix ans, le niveau de richesse y a plus que doublé, pour atteindre 70 % de celui d’un land de l’Ouest. Et la région possède trois longueurs d’avance sur les autres nouveaux länder. En Allemagne, on parle d’ailleurs non plus de la » fracture Est-Ouest « , mais du » clivage Nord-Sud « , tant les régions méridionales, à l’ouest (Bavière, Bade-Wurtembergà) comme à l’est (Saxe, Thuringe), semblent mieux armées pour affronter les défis de la mondialisation. D’aucuns, en Allemagne, répètent que la Saxe est l’une des régions les plus sous- estimées d’Europe. Conseiller du ministre de l’Economie et du Travail du land, Raimund Grafe en est en tout cas convaincu : » Encore quinze années d’efforts et nous aurons retrouvé notre statut d’avant guerre. » l
Axel Gyldén