Il était un génie, un mythe aussi, et l’emprise de son oeuvre sur l’art est toujours féconde. L’originalité de l’exposition Picasso.mania au Grand-Palais, à Paris ? Confronter cent opus du maître espagnol, dont certains jamais montrés, à ceux de grands créateurs contemporains.
Que vous inspire le nom e Picasso (1881-1973) ? Peut-être une expression qui a eu la vie dure : » C’est du Picasso. » Traduction : » On n’y comprend rien. » Il est vrai que durant toute sa vie, l’artiste espagnol n’a cessé de bousculer les habitudes, tordre le cou aux conventions et créer sans limites. Mais l’expression ne remonte qu’aux années 1950 lorsque l’homme est devenu une star au même titre que celles du show-biz. Les médias multiplient alors les reportages et illustrent leurs articles à coups de portraits (son terrible regard) et de reproductions d’oeuvres. Or, celles-ci, depuis les années 1930, heurtent les couleurs autant que les formes en déconstruisant avec un rire solaire (André Breton évoquera une peinture » convulsive « ) les visages de ses proches et les corps de ses modèles.
Picasso a quitté Paris. Désormais installé sur la Côte d’Azur (Vallauris, Cannes puis Mougins), il y reçoit, comme un roi, torse nu et short trop large, les célébrités du monde entier. D’un autre côté, les expositions se multiplient de même que les rétrospectives. En un mot, il est » incontournable « . Il fallait donc tuer ce » père » encombrant. Certains critiques et artistes s’y activent dès ces mêmes années 1950 (Picasso est déjà septuagénaire) en choisissant un autre maître à penser, Marcel Duchamp, l’inventeur du ready-made. Désormais, il fallait donc suivre l’exemple de ce dernier et produire des machines à penser qui ne soient que des machines à penser. Exit dès lors la créativité nourrie par l’émotion et la rage de vivre. Dans la foulée, il s’agissait de se débarrasser du tableau de chevalet et de la peinture, sa fabuleuse histoire et ses techniques.
En 1973, à Avignon, l’exposition des oeuvres les plus récentes de Picasso, qui vient de mourir à l’âge de 92 ans, provoque la critique qui n’y voit que barbouillages de vieillard. En cause, la thématique liée aux joutes érotiques dont rêvait encore et toujours le vieux minotaure tour à tour toréador et mousquetaire. A travers cet ultime opus, l’artiste espagnol montrait en réalité comme jamais (Philippe Sollers fut un des seuls à le souligner) le lien qui unit chez lui création et recherche de l’orgasme. Il était temps de réhabiliter l’oeuvre et l’homme, et ce d’autant plus que de très nombreux artistes n’ont eu et n’ont encore de cesse de se référer à lui.
Chronologique et thématique
La construction du parcours de Picasso.mania est complexe et comporte 18 sections dans lesquelles se mêlent les séquences réservées à des aspects plus documentaires (témoignages, cinéma, actualités du Guernica), les seules oeuvres de Picasso (des ensembles accrochés en grappes comme le pratiquait l’artiste) et, en forme de réponses multiples, 300 pièces signées par 78 artistes allant d’Andy Warhol à Jeff Koons.
Pour ce faire, le choix des Picasso se concentre sur cinq thématiques liées soit à une période phare, soit à des oeuvres emblématiques. Le premier groupe renvoie aux recherches les plus abouties du cubisme (1910-1912), ce moment où, multipliant les points de vue sur l’objet devenu translucide, Picasso frôle l’abstraction. Lui répond, par exemple, le Britannique David Hockney qui, un siècle plus tard, poursuit cette recherche à l’aide de multiples caméras dispersées visant une même scène. Le deuxième ensemble s’attarde, à partir de travaux préparatoires et deux exemples d’art » nègre « , sur un tableau, Les demoiselles d’Avignon (1907), qui stimula, dès son arrivée au MoMa de New York, à la fin des années 1920, les recherches formelles de toute une génération d’artistes américains. Mais ici, les commissaires ont préféré mettre l’accent sur le contenu iconographique : cinq prostituées blanches de peau mais, pour trois d’entre elles, avec un visage dont l’aspect évoque l’art africain traditionnel.
Du coup, la question gagne l’éthique (la colonisation) plutôt que l’esthétique (Robert Colescott, Faith Ringgold et surtout Romuald Hazoumé avec ses masques confectionnés à partir d’objets de récupération). La bonne surprise vient d’une oeuvre de Richard Prince qui dans une composition proche de celle des Demoiselles, superpose photographies et tracés évocateurs du dessin de Picasso. L’espace suivant plonge au coeur d’une autre fonction, politique cette fois, de l’art de Picasso avec des fragments dessinés en vue du célèbre Guernica, peint quelques jours après le bombardement de la ville basque par les avions allemands au service du général Franco. L’art peut-il changer le monde ? La question est toujours d’actualité. Et de rappeler que l’oeuvre reproduite en tapisserie et installée au siège de l’ONU fut notament recouverte lorsqu’il a fallu justifier la guerre en Irak.
Aux documents (le Guernica partie prenante des manifestations de rue) s’ajoutent ici des oeuvres dont la plus percutante, réalisée par Adel Abdessemed, aux mêmes dimensions que le Guernica (près de huit mètres d’envergure) déploie un véritable charnier d’animaux sacrifiés. Vient ensuite la période des portraits des années 1930 qui furent les plus médiatisés dans les fifties et dès lors, objets du regard porté par le pop art aux » stars » (Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg ou Andy Warhol). Plus récemment, Rineke Dijkstra y puisa l’occasion d’une vidéo où elle filme les réactions d’enfants face à un portrait de Dora Maar (La femme qui pleure).
L’exposition réunit aussi Les quatre saisons peintes en 1986 par Jasper Johns, qui associent les visages des deux mentors affrontés, Picasso et Duchamp. Ce sont, enfin, les oeuvres des années ultimes. Le vieillard est déchaîné, la critique s’offusque mais d’autres ont entendu le message. Ils s’appellent Georg Baselitz, Julian Schnabel, Jean-Michel Basquiat ou encore Thomas Houseago. Là-haut, Picasso rigole. Non, il dessine.
Picasso.mania, au Grand-Palais, à Paris. Jusqu’au 29 février 2016. www.grandpalais.fr www.thalys.com
Par Guy Gilsoul