La restauration à 26 millions d’euros du Grand-Théâtre de Verviers a déclenché une vague de suspicions, avant d’être saquée par le Feder et le Conseil d’Etat. Les concours d’architectes sont-ils tous comme ça ?
Le Grand-Théâtre de Verviers (GTV), oeuvre de l’architecte Charles Thirion, est un monument en péril. Une chute de moulure, dans le foyer, a entraîné sa fermeture. Malgré ses façades pelées, sa beauté reste intacte. Accroché à une butte, l’édifice marque fièrement l’entrée d’une ville qui fut assez riche, en 1892, pour s’offrir un théâtre à l’italienne de 1 350 places (800 aujourd’hui). Pourtant, l’ancienne majorité l’avait laissé à l’abandon, donnant la priorité à la restauration de l’hôtel de Biolley, là où Marie-Henriette d’Autriche, future reine des Belges, fut présentée au futur Léopold II. L’ex-bourgmestre Claude Desama (PS) voulait en faire le nouveau musée de la ville. Pas de chance. Ni le Grand-Théâtre ni l’hôtel de Biolley n’ont reçu un centime du Fonds européen de développement régional (Feder) 2014-2026. Verviers, ville authentiquement sinistrée mais dépourvue de poids politique, a été ignorée. Le projet présenté par la nouvelle majorité CDH-MR était-il pertinent ? Son côté hybride (faire du GTV un lieu de culture et de vie économique) n’a pas plu aux administrations wallonne (Patrimoine) et de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Infrastructures culturelles), qui détiennent la clé de nombreux subsides. La désunion locale a fait le reste.
La saga ne s’arrête pas là. Le 16 juin dernier, alors que le couperet Feder était déjà tombé, le Conseil d’Etat a donné raison à deux architectes écartés du marché de la restauration du Grand-Théâtre. Ce qui a permis au collège échevinal de Verviers de retirer en douce, le 24 juin, son attribution à Olivier Bastin (L’Escaut, Molenbeek). Quinze équipes, dont plusieurs étrangères, avaient remis un projet mais, dès le départ, des rumeurs de favoritisme ont circulé. L’enjeu n’était pas mince : 16,6 millions pour la première tranche des travaux (26 millions pour l’ensemble). Le patrimoine est avantageux pour les architectes : le taux d’honoraires y appliqué est de 15 % contre 10 % pour des constructions neuves.
Entorse au cahier des charges
Jadis, l’attribution des marchés publics était le fait du Prince. Les procédures ont reçu un vernis d’objectivité grâce aux » concours sur esquisse » (quelques architectes triés sur le volet sont payés pour présenter un projet presque abouti mais coûteux pour les collectivités) ou via de simples » concours d’architectes » (une note détaillée répondant à un cahier des charges). Aucun de ces systèmes n’a fait disparaître le soupçon de coterie ou de parti-pris dans une Wallonie politisée à l’extrême, où les institutions s’enchevêtrent et se neutralisent.
Dans le cas du GTV, l’équipe Pierre Hebbelinck/Pierre de Wit partait gagnante. Un duo emblématique (MAC’s au Grand-Hornu, Théâtre du Manège à Mons, Mons Memorial Museum), très soutenu par Chantal Dassonville. Son Altesse Royale Chantal Dassonville… La haute fonctionnaire, étiquetée PS, exerce son imperium à la tête de la » cellule Architecture « , au département Infrastructures de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Son goût pour le contemporain est connu. Mais la dernière intervention de Pierre Hebbelinck au Théâtre de Liège, en 2013, n’a pas fait l’unanimité, avec sa façade oblique surplombant la voie publique. » Cette projection du Théâtre de Liège sur une éventuelle intervention à Verviers est un procès d’intention « , réagit Chantal Dassonville.
De surcroît, ce n’est pas Pierre Hebbelinck mais Olivier Bastin (bureau L’Escaut) qui a décroché la timbale. Jusqu’en novembre 2014, Olivier Bastin était le bouwmeester (maître-architecte) de la Région de Bruxelles-Capitale, un homme discret et sérieux, au point que son retour à la vie civile lui a valu le surnom de » curé défroqué « . Même s’il a réalisé l’annexe de la Chapelle musicale Reine Elisabeth, on ne lui connaissait pas de références dans la restauration de bâtiments anciens, une des conditions édictées par le cahier des charges. Il a tourné la difficulté en faisant appel à l’architecte Barbara Van der Wee, spécialiste incontestée du patrimoine. Le fait qu’il puisse travailler en sous-traitance plutôt qu’en consortium a été validé par les trois décisionnaires du dossier : la Ville de Verviers, la Cellule architecture (FWB) et l’Institut du patrimoine wallon. Plus discutable : ces derniers ont également accepté, sur insistance de la Cellule architecture, que L’Escaut puisse retarder la désignation d’un auteur pour le » design signalétique » et le » design mobilier « . L’architecte voulait confier ces deux missions à un artiste. La Ville de Verviers et l’Institut du patrimoine se sont inclinés, en veillant à ce que cette donnée soit » neutralisée » également pour les autres soumissionnaires. Cette entorse au cahier des charges n’a pas échappé à l’un des candidats malheureux, qui a introduit un recours en suspension devant le Conseil d’Etat et obtenu gain de cause. D’où le retrait de l’attribution du projet à Olivier Bastin. Petits arrangements, grandes conséquences…
Ces pratiques wallonnes ont surpris plus d’un compétiteur étranger, comme le bureau français Fabre-Speller (Clermont-Ferrand)/Detry-Lévy (Lyon). Xavier Fabre est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes européens des théâtres du XIXe siècle, avec de nombreuses références à son actif : Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, Théâtre du Rond-Point à Paris, Théâtre Ronacher de Vienne. Repoussé à la quatrième place, il était presque moitié moins cher que L’Escaut et très respectueux du caractère historique du Grand-Théâtre.
Peut-on, pour autant, parler de pressions grossières sur le jury ? » Non, s’insurge son président, Jean-Marie Legros, échevin des Travaux publics et des Bâtiments communaux de Verviers (CDH). Le jury était composé d’architectes, de professeurs, d’un historien, toutes personnes compétentes dans un domaine qui n’est pas le mien mais dont les débats ont été parfaitement contradictoires. » Ingénieur civil électricien, l’homme n’est pas un novice. Selon nos informations, il a dû insister pour que le jury cote les candidats, alors que Chantal Dassonville souhaitait que le jury émette seulement des » appréciations « , à charge pour son administration de les transformer en points. Jean-Marie Legros confirme : » Je suis un homme de chiffres. Un concours sans cotation ni classement, ça n’allait pas. » Chantal Dassonville rappelle que » le jury ne prend pas une décision, il remet un avis, et c’est le maître de l’ouvrage, en l’occurrence la Ville de Verviers, qui décide. On espère toujours qu’il va suivre la position du jury qu’il a mis en place… Ce que j’ai préconisé, plutôt qu’un calcul bête et méchant, c’est qu’on aille vers un consensus. »
Moyennant cette mise au point, le jury s’est déroulé normalement, le 10 décembre 2014. Il y a bien eu un mouvement en faveur de Pierre Hebbelinck et du Verviétois Aupa, associé au Bruxellois Origin, mais Olivier Bastin l’a emporté grâce au joker Van der Wee. Le Vif/L’Express a eu accès au procès-verbal de la séance du collège échevinal de Verviers du 24 décembre 2014. Il révèle les mécanismes de la décision. Les neuf candidats en lice ont été passés au crible de quatre » critères d’attribution » pondérés différemment. La » vision stratégique » était lestée d’une valeur de 45 %. La » méthodologie, les délais et les moyens proposés » valaient 30 %, les honoraires 15 % et la » capacité d’analyse et de synthèse » 10 %. Cette distribution des points laissait une large place aux appréciations subjectives. Résultats pour les cinq premiers : L’Escaut Architectures (84,62 %), A.M. Aupa/Origin (79,24 %), Pierre Hebbelinck/Pierre de Wit (70,20 %), Fabre-Speller (63,42 %), A.M. Barcelona Gina/Atelier de l’Arbre d’Or/Grontmij (59,62 %).
Le PV du collège communal reprend les commentaires du jury, dont il traduit bien les coups de coeur et les rejets. Par exemple, l’équipe Fabre-Speller, qui préconisait le maintien de la machinerie d’époque, est saquée : » Le maintien du bâtiment comme une relique a été considéré peu opportun. » A comparer avec le ton léger avec lequel le jury pardonne à Hebbelinck » de ne pas avoir évoqué l’intérêt patrimonial du Grand-Théâtre « . Quant à Aupa/Origin, » sa lecture urbaine manque de justesse « , remarque le jury, mais il obtient quand même 39/45 pour sa » vision stratégique « . Autre paradoxe : habituellement, les concours d’architectes ne comprennent pas de dessins, pour ne pas alourdir les frais des soumissionnaires. Ici, le cahier des charges les autorisait expressément (sur deux pages A4). Mais seul Olivier Bastin a saisi la perche. Le jury a trouvé ses deux coupes » particulièrement pertinentes et efficaces en termes de présentation, faisant la preuve que l’équipe envisage d’explorer de manière très poussée le potentiel du bâtiment existant « .
Désormais reporté, le dossier de la restauration et du réaménagement du Grand-Théâtre de Verviers n’en jette pas moins une lueur crue sur la manière dont les concours d’architecture sont organisés en Wallonie. Susceptibilité des architectes, règles fluctuantes, tensions entre divers acteurs institutionnels défendant leur pré carré… Petit Poucet devenu grand, l’administration du Patrimoine a ainsi la réputation de s’arc-bouter sur des vieilles pierres jusqu’à ce qu’elles s’écroulent. L’Institut du patrimoine wallon se démène pour trouver des solutions réalistes de sauvetage. La cellule Architecture de la FWB, qui finance la restauration de certains biens culturels, opte souvent pour l’audace, comme le reconnaît volontiers Chantal Dassonville : » Je travaille sur la modernité, l’architecture du XXIe siècle, dans le respect du patrimoine existant. Je défends l’architecture contemporaine. La modernité ne se définit pas seulement dans les formes mais dans les intentions. Dans une restauration, il s’agit de les remettre en valeur plutôt que de refaire un bâtiment à l’identique… » Dans cet imbroglio institutionnel, les Sylvester Stallone tiendraient le haut du pavé, au grand dam des Woody Allen, qui aborderaient la restauration avec plus de subtilité que de muscles.
Le tout petit monde de la restauration
Le lien entre le Grand-Théâtre de Verviers et le Théâtre de Liège n’est pas anodin. La restauration de ce dernier a provoqué un électrochoc, et pas seulement dans le public liégeois. Claudine Houbart, chargée de cours à la Faculté d’architecture de l’ULg et membre de la Commission royale des monuments, sites et fouilles, avait exprimé, en son temps, de nettes réserves : » Avec son décrochage en verre au-dessus de la voie publique, le Théâtre de Liège rompt l’harmonie néo-classique de la place du XX Août. L’élément en verre répond aux exigences de transparence actuelles, mais on sent que l’architecture ancienne a dû se plier à l’air du temps, ce qui est contraire à l’esprit de la Charte de Venise. » La chercheuse sait de quoi elle parle. Elle a consacré sa thèse de doctorat à Raymond Lemaire (KULeuven), l’un des auteurs du traité. » La Charte de Venise, explique-t-elle, a été écrite après la Seconde Guerre mondiale, en 1964, pour définir une philosophie de la reconstruction des bâtiments anciens qui ne sera pas du » faux vieux » ou la recherche d’une » unité de style » comme au XIXe siècle. Certes, son article 9 indique que » tout travail de complément reconnu indispensable pour raisons esthétiques ou techniques relève de la composition architecturale et portera la marque de notre temps « . Mais cette » marque de notre temps » est devenue un alibi. » Raymond Lemaire regrettait l’exploitation caricaturale qui avait été faite de ce principe, poursuit Claudine Houbart, alors que le même article 9 dit bien que la restauration doit rester » exceptionnelle » et l’article 12 précise que » les éléments destinés à remplacer les parties manquantes doivent s’intégrer harmonieusement à l’ensemble, tout en se distinguant des parties originales, afin que la restauration ne falsifie pas le document d’art et d’histoire « .
En Wallonie, les » pirates du patrimoine « , comme elle les qualifie, bénéficient de nombreux soutiens et deniers publics. » Quand on voyage un peu à l’étranger, remarque-t-elle, on s’aperçoit que la restauration est un tout petit monde aux mains d’un tout petit nombre de personnes qui se connaissent très bien, se congratulent énormément et se jugent les unes les autres dans divers jurys et commissions. Cette consanguinité influe négativement sur l’indépendance de jugement. L’université elle-même considère la restauration comme un parent pauvre de la formation d’architecte et l’on encourage les élèves à l’expressivité et non à la modestie devant le passé « . D’où les surenchères… » C’est l’effet Bilbao, résume Claudine Houbart, une conséquence du city branding. Il faut faire parler de soi pour attirer les touristes et les investissements. Cette manie se répand dans les moindres détails. Ainsi, il est question de remplacer le portail de la cathédrale Saint-Paul de Liège, avec ses vitraux, ses portes et ses ferronneries néogothiques, par un sas en verre… »
A la décharge des responsables du patrimoine, les » contemporainistes » ne gagnent pas toujours et partout. Souvent citée en exemple, la collégiale Saint-Barthélemy de Liège a été restaurée par l’architecte Paul Hautecler qui conteste, lui aussi, les interprétations excessives de la Charte de Venise. Son » purisme » ne l’empêche pas d’être choisi par des jurys (La Boverie à Liège, l’hôtel Métropole à Bruxelles) ni de faire des ajouts » de qualité contemporaine « , mais après lecture approfondie du bâtiment. » Je n’ai jamais fait de pastiche de ma vie, précise-t-il. Ce que je déplore par-dessus tout, c’est l’absence de culture générale et de connaissance de l’histoire de l’architecture. La ville est une superposition de couches historiques. Pour rénover un bâtiment, il faut le connaître de A à Z… »
Quant au Grand-Théâtre de Verviers, tellement associé à la prospérité de la cité lainière et à son goût pour la musique, il restera le symbole d’une occasion manquée. Le ministre wallon du Patrimoine, Maxime Prévot (CDH), a promis de dégager des subsides pour refaire l’enveloppe du vieux bâtiment en attendant de trouver la formule miracle pour l’intérieur. A défaut de quoi, il faudra se rendre à San José (Costa Rica) pour découvrir le Teatro Nacional (1897), la déclinaison tropicale, et merveilleusement vieillie, du Grand-Théâtre de Verviers, due au même architecte, Charles Thirion.
Par Marie-Cécile Royen