Le juteux business des chasseurs de primes

Ils ont bâti leur business sur le dédale des aides publiques. En Wallonie comme à Bruxelles, les chasseurs de subsides séduisent des milliers d’entreprises lassées par les démarches administratives. Les Régions, elles, entendent mettre fin aux abus des vampires du secteur.

Sur la table de Lisam Systems, une entreprise aux ambitions internationales basée à Ecaussinnes, un courrier reçu dans la matinée annonce l’octroi imminent d’une enveloppe de 203 000 euros. La Wallonie vient de libérer la première tranche d’une aide à la recherche pour la création d’un nouveau logiciel. Montant total du subside : 930 000 euros, soit 50 % de l’investissement qui sera consenti. Depuis sa création en 1999, cette société active les multiples leviers de l’aide publique pour accroître son aura dans la description des risques de produits chimiques selon les normes internationales. La dynamique semble porter ses fruits : 10 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2014, 12 millions attendus en 2015. Avec une centaine de travailleurs sur le payroll, dont 50 % à l’étranger, Lisam Systems bascule progressivement dans le cercle restreint des grandes entreprises wallonnes.

La quête de subsides est inscrite dans les gènes de Thierry Levintoff, partenaire de la société avec Michel Hemberg. L’entrepreneur a pourtant confié cette mission à un expert externe.  » Déléguer le montage de dossiers de subsides nous permet de consacrer toute notre énergie à l’activité de l’entreprise « , commente Thierry Levintoff. La collaboration fonctionne, d’après ce dernier : 100 % de retours positifs sur les aides diverses que son entreprise a sollicitées jusqu’à présent.  » La complexité des démarches décourage les entrepreneurs « , témoigne son précieux intermédiaire, qui se définit davantage comme un  » obtenteur  » à travers son bureau de conseil en stratégie.  » La plupart d’entre eux n’ont souvent même pas conscience des financements publics qu’ils sont susceptibles d’obtenir.  »

Un dédale de 800 aides

En Wallonie comme à Bruxelles, la galaxie des subsides s’avère éminemment complexe. Dans son guide pratique réalisé à l’attention des PME wallonnes et bruxelloises (1), Michaël Malherbe identifie quelque 800 aides délivrées par plus de 300 autorités distinctes. Après avoir investi à temps plein le monde des  » chasseurs de primes  » de 2002 à 2005, via sa société Eurogema, ce dernier s’est reconverti dans l’accompagnement de projets.  » La plupart du temps, le montage de dossiers de subsides n’avait rien de créatif, estime-t-il. J’effectuais des démarches pour le compte de clients sans jamais prendre part à leurs projets.  » Depuis lors, l’entrepreneur liégeois privilégie donc l’accès à l’information, vu les lacunes persistantes des aides publiques en termes de lisibilité.

Le succès des sociétés spécialisées dans la chasse aux subsides constitue le reflet de cette complexité. Si de nombreux cabinets d’expertise comptable ou de consultance proposent ce type de service, seule une poignée d’acteurs en ont fait leur activité principale en Wallonie ou à Bruxelles. La plupart des intermédiaires identifiés par leurs pairs comme étant crédibles procèdent dans un premier temps à un diagnostic ( » screening « ), généralement gratuit, des activités de l’entreprise. Cette étape leur permet d’identifier les subsides potentiels auxquels le client pourrait avoir droit. Celui-ci peut ensuite confier au chasseur de primes l’élaboration et le suivi des différents dossiers à soumettre aux autorités compétentes.

Dans un secteur où la réputation se construit sur le bouche-à-oreille, le principe du  » no cure no pay  » constitue la norme : la grande majorité des chasseurs de primes se rémunèrent uniquement à la réussite et lorsque les subsides sont effectivement versés à la société cliente.  » C’est un gage de crédibilité « , souligne un expert en financement. En contrepartie, ils se réservent le droit de refuser les projets qui ne leur semblent pas suffisamment solides.  » Ce qui devrait être du bon sens ne l’est pas, regrette une indépendante spécialisée dans l’aide administrative pour les TPE en difficulté. Au final, ce système profite aux entreprises qui n’ont pas réellement besoin de subsides.  » Les acteurs concernés défendent quant à eux la rationalité économique liée aux nécessaires garanties et aux retombées collectives des aides publiques.

L’image de marque

S’il faut compter un à six mois pour obtenir une petite aide à l’emploi, l’élaboration et l’analyse d’un dossier pour un important projet d’investissement peut prendre jusqu’à quatre ans. La plupart des chasseurs de primes se rémunèrent via une commission, généralement fixée à 10 % du montant obtenu. Certains établissent toutefois une fourchette comprise entre 5 et 15 % : plus le subside est élevé, plus le pourcentage prélevé est faible.  » Quelques dossiers, à l’image des aides à l’exportation, prennent beaucoup de temps et nous rapportent peu au final, commente Daniel Lambert, lobbyiste réputé de la chasse aux subsides à Bruxelles. Mais si un client fidèle me demande de m’en charger, je le fais.  » L’image de marque se construit aussi à travers des services moins lucratifs. A l’inverse, la société GS Subsides, qui revendique 500 dossiers ouverts en Wallonie, applique un seuil minimal : aucune négociation n’y est envisageable en dessous d’un potentiel global de 20 000 euros de subsides.

Deux types d’acteurs composent le monde très fermé des chasseurs de primes. Il y a d’abord les experts historiques, affichant une longue expérience dans les solutions de financement au bénéfice des entrepreneurs. C’est notamment le cas de Claude Van Wynen, via sa société Optimal basée à Seraing. Ancien artisan de la coordination des aides publiques dans l’administration, il se définit comme le précurseur d’un secteur qui a émergé avec la création des institutions régionales, dans les années 1980.  » Pendant les dix premières années, j’étais le seul à proposer ce service en Wallonie. A l’époque, il y avait énormément de budgets, souvent sous-exploités. Puis, d’autres sociétés y ont vu une opportunité de business et ont copié mon modèle.  »

Rapidement, Claude Van Wynen proposera à Daniel Lambert, ancien directeur du marketing pour les PME à la Banque Bruxelles Lambert (BBL), d’effectuer le même travail pour la Région bruxelloise. Aujourd’hui, ces deux experts revendiquent chacun un portefeuille d’une bonne centaine de clients, principalement des PME et des grandes entreprises. Côté wallon, les noms de Jean-Louis Mentior, via sa société M5, et de Pierre Guisset, chez Innovity, reviennent régulièrement lorsqu’il est question d’élaborer des dossiers sophistiqués, bien qu’ils contestent fermement l’étiquette de  » chasseurs de primes « .

La deuxième catégorie d’acteurs rassemble les sociétés généralistes, dont la renommée se construit entre autres via une polyvalence et une visibilité accrue. En Wallonie, GS Subsides dispose de la plus importante force de frappe collective avec une dizaine d’employés et un chiffre d’affaires annuel de 1,5 million d’euros. En Région bruxelloise, la société gantoise Deucalion se distingue notamment par des campagnes de mailing intensives, tandis que Chasseurdeprimes.be dispose d’un portefeuille d’environ mille clients.

Les experts et les cowboys

Certains acteurs sont accusés par leurs pairs de  » vendre du rêve « . Notamment lorsqu’ils vantent un taux de subventionnement illusoire, au regard de la pression budgétaire sur les financements publics. Les acteurs peu scrupuleux disparaissent souvent des écrans radars. Entre-temps, ceux-ci auront toutefois porté ombrage à certains projets d’investissement, après avoir empoché des commissions astronomiques.  » J’ai déjà récupéré des dossiers dans lesquels un consultant externe cumulait des sources de financement incompatibles pour subsidier un projet à 100 %, raconte Hélène Delforge, responsable commerciale chez GS Subsides. Ce genre de cowboys peut faire beaucoup de dégâts pour leurs clients.  »

En prélevant des commissions sur des aides publiques censées échoir intégralement aux bénéficiaires des dossiers validés, les chasseurs de primes contribuent-t-il à détricoter l’équilibre du mécanisme des subsides ? Pour le ministre wallon de l’Economie Jean-Claude Marcourt (PS), la réforme des mécanismes d’accompagnement destinés aux entreprises (lire l’encadré ci-dessous) vise aussi à lutter contre la déviance des acteurs qui se rémunèrent uniquement de la sorte. Son homologue bruxellois Didier Gosuin (PS) le rejoint sur ce point.  » Nous devons identifier les effets d’aubaine et mettre fin à la consultance pour la consultance.  »

De leur côté, les chasseurs de primes en activité, à l’instar de leurs clients les plus fidèles, défendent une collaboration dont les deux parties ressortent gagnantes, puisqu’elles se concentrent chacune sur leur propre expertise. Sans se soucier des déclarations politiques autour de la simplification administrative :  » On en parle depuis des années, on ne la voit jamais venir.  »

(1) Aides et subsides aux PME wallonnes et bruxelloises. Guide Pratique 2014, Indicator, 138 p.

Par Christophe Leroy

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