Ancré dans la belle et rude terre d’Ardenne aux forêts légendaires, le jambon y puise sa force et sa personnalité. Les artisans qui l’élaborent avec amour et patience veillent à ce que la tradition soit perpétrée dans les règles de l’art. Mais des producteurs nouvelle vague réactualisent le terroir à coups d’idées heureuses et lancent des gammes de saucissons succulents et détonants, tout en respectant le beau produit premier. De Bastogne à Dinant, en passant par Malmedy et Champlon, une aventure gourmande vous attend…
Pour le consommateur lambda, le jambon d’Ardenne provient forcément du porc d’Ardenne. Eh bien non, car celui-ci… n’existe pas ! Depuis 1850, il n’y a plus de race porcine spécifique à l’Ardenne. De surcroît, il n’existe pas suffisamment de porcheries, non seulement en Ardenne, mais dans toute la Wallonie. Les chiffres parlent : en 2011, le cheptel porcin en Wallonie s’élevait à un peu plus de 370 000 têtes, tandis qu’en Flandre leur nombre atteignait 6 millions ! Par la force des choses, les producteurs de jambon d’Ardenne sont donc obligés de se procurer des cuisses de porc en Flandre, voire parfois à l’étranger. Cela dit, la matière première est d’excellente qualité car les filières porcines sont soigneusement sélectionnées et rigoureusement contrôlées.
Dans ce contexte, qu’est-ce qui fait la spécificité et l’excellence du jambon d’Ardenne ? Sa fabrication ! Elle se déroule en quatre étapes (salage, maturation à froid, fumage et séchage) et est le fruit d’une tradition ancestrale, éprouvée au fil des siècles. Depuis 1974, le jambon d’Ardenne bénéficie du label IGP (Identification géographique protégée). Ce label est attribué aux produits dont une partie au moins du mode de production est liée à cette origine géographique. On reconnaît le véritable jambon d’Ardenne à son scellé certificateur européen (Promag) attaché à la crosse, reprenant l’estampille aux douze étoiles des IGP. Quand on achète du jambon d’Ardenne tranché » sous plastique « , le même label IGP doit figurer sur l’étiquette. Quelle est la différence avec le label l’AOP (Appellation d’origine protégée) ? Dans l’AOP, toutes les caractéristiques du produit (matière première et toutes les étapes de l’élaboration du produit) proviennent du terroir considéré. Avec l’IGP, le lien au terroir est donc plus ténu, plus » souple « . D’ailleurs, le terroir » Ardenne » où le jambon IGP peut être produit est délimité par des frontières tout aussi souples et ne correspond pas toujours à l’image inscrite dans l’inconscient collectif. Cette Ardenne-là ratisse large et englobe toute la province de Luxembourg, ainsi que des communes limitrophes de la province de Namur et de la province de Liège : Beauraing, Gedinne, Rochefort, Dinant, Ferrières, Stavelot, Malmedy, Saint-Vith, Louveigné, Spa et Eupen.
Comme au bon vieux temps
Le » fumage » des jambons, saucissons et viandes est la marque de fabrique ardennaise qui se perd dans la nuit des temps. La merveilleuse et très plaisante histoire des quatre fils Aymon, composée au XIIIe siècle, rapporte cette savoureuse anecdote. Pendant le siège de Montauban, occupé par les quatre fils Aymon, les soldats de Charlemagne ne cessent de bombarder la ville affamée avec des torrents de pierres. Parmi les soldats de l’Empereur, il y a aussi des Ardennais. Pour soulager la famine de leurs frères, ils chargent les catapultes avec des jambons, à la place des pierres ! Charlemagne, attiré par la délicieuse odeur, découvre le pot aux roses et chasse les Ardennais : » Retournez en Ardenne, vous, vos gens, vos mangonneaux et vos jambons. » Dans un autre passage, on parle de » jambons, comme on a l’habitude de si bien les fumer à Bastogne « . C’est sans doute une légende, mais on se dit que l’auteur a certainement dû s’appuyer sur certaines données de son époque et on peut en conclure que le » fumage » était pratiqué dès le début du XIIIe siècle.
Le village de Lavacherie avec ses maisons de pierres grises et sa ravissante église, remarquable par ses vitraux et son chemin de croix, vaut le détour. La boucherie située juste en face est exploitée par la famille Ligot. Elle assure, depuis 1936, la mission de fabriquer du jambon dans la plus pure tradition. Après le grand-père Louis, puis le père Paul, c’est au tour de Claude de relayer aujourd’hui le savoir-faire ancestral. » Nos morceaux de porc sont rigoureusement sélectionnés, on n’accepte qu’une cuisse sur quatre, s’enorgueillit Claude Ligot. Nous prenons uniquement des mâles en fonction de leur capacité d’absorber le sel. Un porc stressé ou malade refuse le sel. Or, c’est le sel et le salage qui « tient » et garde le jambon. »
Les cuisses sont d’abord préparées et mises en forme, puis frottées avec du gros sel marin. On ajoute un mélange d’épices (chaque producteur a » sa » recette secrète) qui comporte obligatoirement des baies de genévrier. Il est aussi permis de pratiquer un salage en saumure, en plongeant la cuisse dans un bain d’eau, de sel et d’épices. L’opération de salage s’étale sur quatre semaines. Puis, le jambon est » maturé « . La maturation permet une répartition homogène du sel à l’intérieur du jambon. Ce processus dure, selon les producteurs, entre trois et six mois. Pour finir, on plonge le jambon pendant quelques heures dans de l’eau bien froide pour éliminer l’excès de sel et on le suspend au fumoir.
Chez les Ligot, le fumoir a été construit dans la cave par le grand-père Louis. Il a récupéré les portes massives dans un blockhaus datant de la Première Guerre mondiale ! » Il y a cinq paliers, ce qui nous permet de fumer 50 jambons à la fois, poursuit Claude Ligot. On place des sciures de hêtre au sol, mais on ne met pas le feu tous les jours. La fumée n’est pas régulière, on allume, on éteint, pour que le fumoir garde la température ambiante. Le jambon y reste entre trois semaines et un mois, le temps de bien s’imprégner des arômes fumés, si typiques du jambon d’Ardenne IGP. Enfin, il passe au séchoir, où il est conservé dans une température de 6°C à 7°C, jusqu’au moment de la vente. »
Certains clients achètent le jambon entier. Il faut le désosser et, pour fermer le trou, on place la pièce de viande sous un pressoir de vingt tonnes ! On peut aussi le couper verticalement par rapport à l’os de fémur pour obtenir le » coeur » (appelé aussi Cabourg) et la » noix « . Le » coeur » pèse entre 3,5 et 3,8 kg, la » noix « , entre 1,2 et 1,8 kg. » La fabrication du jambon d’Ardenne pratiquée dans les règles de l’art s’étale sur dix-huit mois, conclut Claude Ligot. Il est alors délicieux, moelleux comme il faut, pas trop juteux, pas trop sec et sa couleur est très uniforme, d’un magnifique rouge-brun sombre. »
Tradition rajeunie
Il y a 22 producteurs de jambon d’Ardenne labellisés IGP. En font partie des artisans bouchers travaillant en famille dont le nom se transmet parmi les gourmets par le bouche-à-oreille, ainsi que des sociétés de taille plus imposante qui se situent entre l’artisanat et l’ » industrie « . Marcassou (Salaisons Champlon), par exemple, emploie 50 personnes et destine 50 % de sa production à la grande distribution. Très éclectique, l’entreprise s’est spécialisée dans la » noix » et s’est diversifiée dans une grande variété de saucissons fumés de tradition ardennaise.
La maison Kesch-Doyen existe depuis vingt ans. Mathieu Doyen tient les rênes de la boucherie à Marloie. Le lieu a été bouleversé de fond en comble, avec ses espaces nets, zen, jouant l’épure. La modernité du décor se marie sans mal avec une boucherie traditionnelle mais qui, sans complexe, épouse son temps. Mathieu Doyen fait équipe avec son frère qui a repris une boucherie à Rochefort. Le premier s’est spécialisé dans le saucisson, le second dans le jambon. » Nous voulons répondre aux attentes de la nouvelle génération qui demande moins de sel et moins de fumée « , note Mathieu Doyen. Très créatif, le jeune homme ambitionne de réinventer le saucisson d’Ardenne et l’associe avec du fromage de chèvre, du basilic, des noix, des noisettes… Les frères Doyen préparent aussi l’ouverture d’un salon de dégustation.
En 2010, le flambeau de la maison Salaisons du Pont d’Amour à Dinant (créée en 1926) a été repris par les quatre filles. Elles se complètent bien : Laurence et Perrine sont des bouchères à qui rien n’échappe, Valérie est une vendeuse compétente et Véronique veille sur la comptabilité. » Après la crise de la dioxine, en 1999, on a « ramé » pendant quelques années, mais on s’accroche, confie Laurence Beghuin. Nous sommes guidées par les mêmes motivations : on veut pérenniser la société familiale et notre savoir-faire. Sans oublier notre amour du métier ! On travaille à l’ancienne. Notre matière première vient d’une ferme à Blegny. Il est difficile de se montrer créatif avec le jambon d’Ardenne, il faut respecter la recette. En revanche, on peut innover dans le saucisson. Nous constatons un engouement pour ce dernier, car nous expliquons les méthodes de fabrication. Aujourd’hui, les gens s’informent, veulent savoir ce qu’ils mangent et recherchent la qualité. Nous avons mis au point un saucisson sans lactose, sans nitrate et sans ferments qui a beaucoup de succès. Le lactose a été remplacé par du miel. Notre saucisson Leffe, un clin d’oeil à la bière éponyme, est un compromis entre le saucisson ardennais et le saucisson gaumais. Nous venons de lancer le saucisson « N’importe », au thym et aux herbes. Nous l’avons appelé ainsi, car souvent les clients nous demandent « un saucisson, n’importe lequel « .
Perspectives encourageantes
Réunis au sein de l’asbl Auda (Association pour l’usage et la défense de l’appellation jambon d’Ardenne), les passionnés ne cessent de batailler pour promouvoir la qualité du produit et pour lutter contre les usurpateurs. Daniel Kellen, son président, compte beaucoup sur la reconnaissance prochaine (suivie de l’attribution du label IGP) du saucisson d’Ardenne. Elle devrait être officielle en septembre prochain. A l’initiative de l’Auda, une belle » vitrine » du jambon d’Ardenne a été installée à l’Office de tourisme de Bastogne. L’Auda resserre également les liens avec la Confrérie des herdiers d’Ardenne ( » herdier » est un terme médiéval qui signifie » gardien de cochons « ). La plus ancienne Confrérie de la province de Luxembourg, fondée en 1957, s’est donné pour but de » défendre et de promouvoir le jambon d’Ardenne et le tourisme en Ardenne « . Pour donner plus de visibilité à leur cher jambon, les deux associations partageront le même stand lors de la Foire de Libramont, du 24 au 27 juillet.
En pratique
Boucherie Ligot, 18, place de l’Eglise, à 6681 Lavacherie. Tél. : 061 68 80 19.
Maison Kesch-Doyen, 119, chaussée de Rochefort, à 6900 Marloie. Tél. : 084 31 10 21. www.kesch-doyen.be
Salaisons du Pont d’Amour, 4, rue du Pont d’Amour, à 5500 Dinant. Tél. : 082 22 48 92. www.salaisonsdupontdamour.be
Marcassou, 72, rue de la Barrière, à 6971 Champlon. Tél. : 084 45 00 00. www.marcassou.be
Dans notre numéro du 31 juillet : le fromage de Herve.
Par Barbara Witkowska – Photos : Frédéric Raevens pour Le Vif/L’Express