Située au bout d’une pointe rocheuse de la côte d’Emeraude, cette forteresse raconte huit cents ans d’histoire de France. Des seigneurs médiévaux aux touristes actuels, ses remparts en ont vu de belles !
Dans la pièce principale du logis du gouverneur, la châtelaine n’a pas l’air gêné par les touristes qui collent leur nez aux carreaux pour essayer de voir à l’intérieur. Isabelle Joüon des Longrais est ici chez elle, au coeur du fort la Latte, dans cette immense salle dont la porte est gardée par une armure sur pied, comme si un chevalier veillait sur elle. On n’est pas ici dans un intérieur cosy mais dans le » gros logis » construit à l’époque de Vauban pour être à l’épreuve des boulets. Des fois que les Anglais s’aventureraient à vouloir attaquer Saint-Malo, dont le fort la Latte constituait alors le » verrou » de défense maritime. C’est le beau-père d’Isabelle, Frédéric Joüon des Longrais, qui a acheté le château fort, en 1931, à l’un des propriétaires privés s’étant succédé depuis que l’Etat l’avait vendu par adjudication, en août 1892. Aujourd’hui, le fort la Latte est devenu une affaire de famille. Un domaine privé qui reçoit plus de 150 000 visiteurs par an.
Le bureau d’Isabelle Joüon des Longrais est installé dans une pièce de la tour sud qui donne sur un chemin de ronde. On l’emprunte comme si c’était notre tour de garde. La vue sur le cap Fréhel, au nord-ouest, est imprenable. De l’autre côté, on domine la baie de la Fresnaye, où les navires mouillaient jadis avant de gagner Saint-Malo à marée haute. On voit la pointe de Saint-Cast et, plus loin, le clocher de l’église de Matignon, bourg dont la seigneurie englobait jadis le fort la Latte. En contrebas, des dizaines de silhouettes bigarrées circulent à l’intérieur des remparts. Les touristes grimpent sur les plates-formes d’artillerie avec des bébés, crient d’effroi devant les oubliettes, s’aventurent dans le corps de garde. Les plus agiles gravissent l’escalier exigu du donjon pour se retrouver sur la plate-forme en plein ciel, essoufflés, grisés.
L’histoire du fort la Latte commence dans la première moitié du XIVe siècle. Son épopée convoque une flopée de rois et ducs de Bretagne ainsi que des stars comme Du Guesclin, Vauban ou Kirk Douglas, héros du film Les Vikings, qui y fut tourné en 1957. Mais aussi un visiteur plus inattendu : Albert II de Monaco en personne. Que venait faire le prince de Grimaldi, au mois de juillet 2012, dans l’enceinte de la forteresse ? Pourquoi est-il resté deux jours dans les environs, inaugurant à Saint-Cast une plaque commémorant l’un de ses ancêtres (1), baptisant au cap Fréhel une exposition intitulée Les Princes de Monaco en Bretagne ? La réponse part d’une archère du donjon pour aller se ficher dans l’histoire de la famille Gouyon Matignon, inséparable de celle du château.
Vers 1180, Luce de Matignon, héritière de nombreux fiefs, épouse un certain Etienne Goÿon (2), qui devient seigneur de Matignon. C’est un de leurs descendants qui sera à l’origine du monument. » Le fort la Latte, qui s’appelait d’abord la Roche Goÿon, a été construit pendant la guerre de succession de Bretagne par Etienne Goÿon (né avant 1323, mort en 1363), troisième du nom (et dont je descends), à la demande de Charles de Blois, un des prétendants au trône de Bretagne « , détaille Mériadec de Goüyon, auteur d’une somme sur l’histoire de sa famille (3). Un château fort ? A l’époque, il s’agit plus précisément du » donjon d’un château de mer, construit sur un îlot à l’entrée de la baie de la Fresnaye et que le pont-levis isole de la terre « , rappelle l’historien Jean-Pol Pimor (4). Après le décès d’Etienne III Goüyon, son fils achève de bâtir le fort vers 1370-1380. La suite est un peu confuse à cause des allégeances à géométrie variable que les seigneurs prêtaient aux rois de France ou d’Angleterre. Toujours est-il qu’en 1379, » avec l’aide d’un capitaine de galère espagnol qui est chargé de bloquer la Rance, raconte Jean-Pol Pimor, Bertrand Du Guesclin, au service du roi de France, reprend le fort « de manière assez rude », selon son expression « . Deux siècles plus tard, en mai 1597, la place est attaquée par les ligueurs du duc de Mercoeur, qui causent des dégâts considérables. » La première entrée fut presque totalement détruite, indique Isabelle Joüon des Longrais ; la seconde, forcée par le feu. Les ligueurs incendièrent son châtelet. Le pignon gauche du corps du logis, étroitement relié à l’entrée, s’effondra. » Le pignon actuel de ce » logis du gouverneur » fut réédifié par Simon Garangeau, ingénieur de Vauban, sous Louis XIV, lorsque le fort fut agrandi et doté de batteries d’artillerie pour faire partie de la » ceinture de fer » gardant la France. Un état des lieux effectué en 1797 fait état de huit canons. Celui qui est exposé actuellement est un canon naval de calibre 18. Poids du boulet : 9 kilos ; charge de poudre : 3,5 kilos ; distance moyenne : 1 000 mètres ; poids du fût : 2,1 tonnes ; poids de l’affût 1,7 tonne ; cinq servants. Mais qu’on ne s’imagine pas une garnison se la coulant douce aux frais du Roi-Soleil. Quelques années après l’installation des batteries, Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, en tournée d’inspection, parcourt la côte. Son rapport du 6 mai 1694 décrit un fort la Latte défendu littéralement par une équipe de » bras cassés » : » Le commandant de ce château, capitaine du régiment d’Hocquincourt, qui a servi en Hollande, est là depuis trois mois sans avoir touché un sol de ses appointements. Il a même une jambe cassée depuis dix-huit mois et il n’y a pas d’apparence qu’il guérisse. Il a mangé le peu qu’il avait, il s’est endetté et présentement il ne sait plus à quoi se prendre. Son maître canonnier est un manchot, de sorte que les deux seuls officiers de ce fort n’ont que la moitié des bras et des jambes qu’il leur faut « , explique Jean-Pol Pimor.
Les Grimaldi entrent dans le tableau à cette époque. En 1715, Jacques François Léonor de Goÿon, seigneur de Matignon et donc propriétaire du château, épouse Louise Hippolyte Grimaldi, fille aînée d’Antoine Grimaldi, prince de Monaco. Faute d’héritier mâle, celui-ci a accordé son consentement à une condition : que le marié prenne le nom et les armes de sa femme. En 1731, les Gouÿon Matignon deviennent princes souverains de Monaco. Quelque artificiel que cela puisse paraître, Albert II porte toujours aujourd’hui le titre de » sire de Matignon « . En visitant le fort la Latte, il marchait donc sur les traces de ses ancêtres. » J’étais là avec l’un de mes petits-enfants, se souvient Mériadec de Gouyon. Je n’ai pas d’anecdote, mais crois pouvoir dire que Son Altesse a été impressionnée et saisie par la magie de l’endroit. » Pour la petite histoire, c’est le père de Jacques François Léonor, Jacques III de Goüyon, qui avait racheté, en 1719, au prince de Tingry, maréchal de France, un hôtel particulier situé sur un terrain de 3 hectares attenant à la rue de Varenne, à Paris… Il le nommera fort logiquement hôtel Matignon. Le fort la Latte et la résidence actuelle du Premier ministre français Manuel Valls ont donc appartenu à la même famille.
(1) Charles-Maurice Grimaldi de Monaco, comte de Valentinois, seigneur de Beaucorps et de Saint-Cast de 1753 à 1765.
(2) Plusieurs orthographes possibles : Gouyon, Goion, Goueon…
(3) Les Goüyon Matignon, huit siècles d’histoire… (Ed. régionales de l’Ouest).
(4) La Baie de la Fresnaye, 2 000 ans d’invasions et de défenses (Les Amis du passé en Pays de Matignon).
Dans notre numéro du 14 août : la Provence.
Par Gilles Lockhart