Directeur de recherches en Economie au CNRS et jésuite, Gaël Giraud dénonce la » mise sous tutelle politique » de la Grèce par l’Union européenne. Il en appelle à une réforme structurelle de la zone euro.
Le Vif/L’Express : Vous êtes de ceux qui se sont publiquement réjouis de l’arrivée de Syriza au pouvoir en Grèce. Quel est votre sentiment après le plan d’austérité imposé à Athènes en échange de nouveaux prêts ?
Gaël Giraud: Le sentiment d’un énorme gâchis, qui était entièrement prévisible et qui témoigne de la faillite structurelle de la zone euro. On a créé une zone monétaire unique pour des pays dont la structure économique et industrielle est fondamentalement différente. La caricature, c’est, d’un côté, l’Allemagne, pays riche et très industriel, et de l’autre, la Grèce, pays pauvre pratiquement sans industrie, à part le tourisme et le transport maritime. Les responsables politiques des années 1990 ont pensé que la monnaie unique allait faire converger ces modèles économiques. Au lieu de cela, ils ont divergé. Résultat : une cassure très forte entre les pays du sud de l’Europe, la Grèce, l’Italie, le Portugal, l’Espagne, la France, l’Irlande et tous les autres, Belgique incluse, sauf la Wallonie qui est plutôt du côté sud. Ce qui arrive en Grèce n’est pas une surprise : avec un taux d’intérêt unique dicté par la Banque centrale européenne (BCE) et des différentiels d’inflation, le sud de l’Europe étant structurellement plus inflationniste, il ne pouvait pas en être autrement. Le sud a besoin de capitaux. Or ils partent vers le nord, moins inflationniste, où le taux d’intérêt réel est plus attractif. C’est donc un problème structurel qu’on ne résoudra pas par des réponses conjoncturelles.
En Italie, en Irlande et en Grèce, trois gouvernements démocratiquement élus ont déjà été poussés vers la sortie au profit de technocrates afin de ne pas déplaire aux marchés, rappelez-vous. L’Union européenne a-t-elle cessé d’être démocratique ?
Son fonctionnement actuel est en tout cas antidémocratique. Dans l’accord imposé à Alexis Tsipras, on l’oblige à faire le contraire de ce que dit le résultat du référendum. On lui impose d’adapter la Constitution à cet accord et, en outre, de consulter les autorités européennes avant son propre Parlement pour prendre une décision. Cela s’appelle une mise sous tutelle politique : même le Parlement grec n’a plus d’importance.
L’Europe risque toutefois gros en posant ce choix politique. Qu’est-ce qui justifie de prendre ce risque-là ?
C’est une vision à court terme. Certains technocrates n’ont pas compris les enjeux économiques et ont un flair politique proche de zéro. Ils sont convaincus qu’en faisant très mal aux peuples, ils vont finir par s’assagir. En 2012, des députés, effrayés, m’ont dit : » Tant qu’il n’y a pas un homme politique grec en vue qui se fait assassiner, l’Europe continuera. » Il y a comme un jeu pour voir jusqu’où on peut aller sans que ce soit le bain de sang. Je crois hélas que cela va jusque-là. Ils jouent avec le feu.
Comment qualifieriez-vous le Premier ministre grec, Alexis Tsipras, politiquement ?
La manière dont Tsipras est décrit ici dans les médias est incroyable. Il n’est pas du tout un radical de gauche, ni un communiste. Son programme politique est un bon programme social-démocrate de base. Mais il est souvent présenté comme un Mélenchon en pire. La preuve, lance-t-on : il ne porte pas de cravate, ce qui est quand même un argument très, très fort ! On dit qu’il n’a jamais négocié ? C’est l’un des meilleurs négociateurs que l’on ait en Europe. Il n’a pas d’expérience politique ? C’est vrai, mais il est bien meilleur politique que certains technocrates de la Commission européenne, à Bruxelles. On en est là dans la propagande pour discréditer un homme politique en Europe. C’est effrayant.
A moyen terme, l’Union européenne risque-t-elle l’implosion ?
Dans deux ans, peut-être avant, la question de la sortie de la Grèce de la zone euro va se reposer. Or le gouvernement allemand est coincé politiquement parce qu’il a fait deux promesses non tenables à sa population : d’abord en disant que les Allemands ne paieraient jamais. Ensuite, en affirmant que la Grèce rembourserait sa dette. La deuxième affirmation est tout simplement impossible. La première est possible uniquement si la Grèce sort de la zone euro. Donc, sauf changement de configuration politique – mais je ne vois pas comment – la Grèce finira par quitter la zone euro. Elle n’aura pas d’autre solution.
Pourquoi, selon vous, Syriza a-t-il changé brusquement d’attitude à l’issue d’un référendum largement remporté ?
Ma lecture du retournement d’Alexis Tsipras, c’est que la stratégie de son ministre des Finances, Yanis Varoufakis, était impossible à mettre en oeuvre en une semaine : son but à lui était de sortir de la zone euro et de recréer une monnaie grecque propre. C’est une stratégie dangereuse politiquement. Il faut en outre disposer des moyens techniques nécessaires à la création d’une nouvelle monnaie, ce qui n’est possible que si la chose a été préparée. Or le gouvernement Tsipras ne l’a pas fait. C’est là sa seule erreur : dès janvier, il aurait dû anticiper la sortie de l’euro avec un plan B, ce fameux plan B que Yanis Varoufakis n’a pas réussi à mettre en oeuvre. Or, lancer une nouvelle monnaie en trois jours, ce n’est pas possible. C’est pour cela que le soir même du » non » au référendum, malgré la légitimité politique incroyable ainsi acquise, le gouvernement Tsipras décide de ne pas capitaliser sur ce » non » et de faire ce que l’Allemagne exige. Cela fait alors une semaine que le pays est étranglé par la BCE, qui n’alimente plus les banques à dessein, et le gouvernement Tsipras sait que la Grèce ne pourra pas tenir beaucoup plus longtemps.
Que pensez-vous du scénario élaboré par Yanis Varoufakis ?
Il avait raison. C’était le meilleur du gouvernement mais il a été mis en minorité le soir du référendum au sein de son propre gouvernement. Donc il a démissionné.
L’Europe est confrontée à un problème structurel, du fait des différents modèles économiques de ses membres, disiez-vous. Quelles sont les réponses qui peuvent être apportées pour résoudre cette difficulté ?
L’euro monnaie commune : on garde l’euro pour les échanges externes à la zone euro et, pour les transactions à l’intérieur de la zone euro, vous créez des dénominations nationales de l’euro, l’euro-drachme, l’euro-franc, l’euro-mark. Vous êtes alors en mesure de procéder à des dévaluations pour les pays faibles, précédées par une négociation politique. Cette idée avait déjà été soulevée dans les années 1990 mais les banques n’en ont pas voulu, parce que cela les aurait mises en faillite, du fait de leurs énormes dettes, bien plus considérables, d’ailleurs, que celles des Etats.
On va de suite hurler à la concurrence déloyale entre Etats membres !
Avant le Traité de Maastricht, on a dévalué pendant des années. C’est tout aussi légitime que de baisser les salaires. Il faut un changement de mentalité de fond. On a toujours placé très haut l’idée que la concurrence de tous contre tous était le pilier sur lequel devait se construire le projet politique européen. Je ne suis pas du tout d’accord avec cela. Je n’ai, en tant qu’économiste, aucune preuve que la concurrence soit un bienfait social. J’ai même plutôt les preuves du contraire. En quoi est-ce que la concurrence devrait être un principe sacro-saint auquel il faudrait sacrifier tout le reste ? C’est là que l’invasion de l’idéologie néolibérale dans nos institutions devient terrifiante.
Entretien : Laurence van Ruymbeke
» Yanis Varoufakis était le meilleur du gouvernement grec. Mais il a été mis en minorité le soir du référendum «