Reculer, reculer, et encore reculer : devant les manifestants agressifs, la police avait reçu l’ordre de se faire toute petite. Ce que raconte, minute par minute, un document confidentiel parvenu au Vif/L’Express.
D’après un document confidentiel auquel Le Vif/L’Express a eu accès, les reculades des policiers qui, le 6 novembre, boulevard du Midi, faisaient barrage aux casseurs détachés de la manifestation syndicale étaient bien le résultat des consignes de l’état-major policier, sous la responsabilité du bourgmestre de Bruxelles, Yvan Mayeur (PS). Les ordres de reculer ont été réitérés, malgré les appels au secours. La consigne n’était pas, formellement, un refus de secours. Yvan Mayeur a raison. L’ordre était de reculer. Ce qui, en pratique, revenait au même, tant les policiers sur le terrain, sans appui, étaient exposés.
13 h 30. Les hommes de la zone de police Midi (Anderlecht-Saint-Gilles-Forest) qui se tiennent à l’embranchement du boulevard du Midi et de la rue de Mérode demandent de l’aide. Les policiers sont disposés en ligne sur la largeur du boulevard, face à la gare. En face : les dockers et les anarchistes d’extrême gauche, le visage dissimulé, armés de pavés, de pierres, de bâtons en bois, de barres de métal, de bites de stationnement en bois, de gros pétards… Les policiers ripostent avec des gaz lacrymogènes.
13 h 38. Un peloton de la police fédérale et son arroseuse font mouvement. Lors du briefing du matin, les instructions n’étaient pas claires : fallait-il ouvrir les canons à eau sur ordre ou d’initiative, seulement si des collègues étaient en danger ? L’un et l’autre, mon colonel. En l’occurrence, une arroseuse était insuffisante pour » tenir » le boulevard du Midi, alors que les manifestants débordaient déjà les policiers par la droite.
13 h 45. Finalement, l’ordre de » tirer » arrive par radio. Il émane de » Gold « , le chef de la police de Bruxelles-Capitale-Ixelles, investi de la direction des opérations, sous l’autorité duquel doivent se ranger les autres polices locales, ainsi que la fédérale. Les citernes se vident rapidement. Il faut faire le plein à hauteur de la rue Blaes.
14 h. Tandis que les dockers canardent ses hommes, le responsable de la zone Midi réclame des renforts et une autre arroseuse. Peu avant 14 heures arrive l’ordre, par radio, de reculer à hauteur de la rue de l’Argonne. L’on craint, si on leur laisse la voie libre, que les casseurs attaquent le siège du MR. Ordre répété une seconde fois. Au lieu de se calmer, les dockers repartent à l’assaut et prennent les policiers à revers.
14 h 17. Un officier de la zone de police Midi crie son désarroi et son incompréhension devant l’ordre de repli. En substance : » Je veux bien qu’on se retire jusqu’à la Porte de Hal mais il faut le faire en toute sécurité. »
15 h 30. Une charge policière spontanée a réussi à éloigner les manifestants de l’entrée du tunnel. Ceux-ci ont reculé de cent mètres vers la gare du Midi. » Stop ! » L’ordre provient, une fois de plus, du bunker, au Parc des expositions (Heysel), où se trouve Gold. » On arrête de refouler. » La hantise des autorités : que les casseurs se mêlent aux manifestants qui sont en train de regagner paisiblement leurs pénates, à la gare du Midi. Sur place, le chef de la zone Midi argumente : » Il faut garder nos cent mètres de sécurité pour permettre l’intervention des pompiers car des véhicules en feu se trouvent près des habitations. » Une fois les incendies éteints, il ne reste plus que vingt mètres de sécurité entre les policiers et les manifestants agressifs.
15 h 54. Gold demande s’il n’est pas possible de reculer encore pour éviter tout » contact « . Le responsable sur place attire son attention sur le fait que les manifestants vont aussitôt tenter de regagner le terrain délaissé par les policiers. Gold insiste. Il est obéi. Les manifestants repartent à l’assaut. Trois véhicules flambent au beau milieu du boulevard.
16 h. Gold donne la consigne de ne plus reculer. Les manifestants se regroupent, créent des barricades avec des barrières Nadar et se rapprochent dangereusement des policiers.
16 h 30. Tombe alors l’ordre de résister activement aux manifestants, c’est-à-dire de les empêcher d’avancer, de les disperser et de les arrêter. Moins d’une heure plus tard, le calme est rétabli. Le boulevard du Midi est un champ de ruines.
Tous les enseignements pratiques de la manifestation syndicale du 6 novembre n’ont pas encore été tirés. Pour cela, il faut attendre le rapport du comité de contrôle des services des polices (comité P) et du SPF Intérieur. Ceux-ci vont examiner le fonctionnement de la police, placée sous le commandement du chef de la police de Bruxelles-Capitale-Ixelles qui était Gold Commander, Guido Van Wymersch, ainsi que les instructions données par Yvan Mayeur. Le nombre de policiers blessés est de l’ordre du jamais vu dans la capitale de l’Europe, pourtant habituée à ce genre de manifestations. L’arrivée des dockers du port d’Anvers était attendue avec fatalisme, sans pouvoir – ni vouloir ? – y faire face.
En vertu de la philosophie de » gestion négociée de l’espace public « , le bourgmestre de Bruxelles a pris le parti de favoriser le déroulement de la manifestation en décidant à l’avance qu’il ne ferait intervenir les forces de police qu’en cas d’ » incident grave » ou si les manifestants » quittaient l’itinéraire convenu « . Les policiers étaient donc voués à l’invisibilité et à une certaine inactivité. Du millier d’hommes mobilisés, seuls quelque 300 auraient été effectivement sur le terrain, croit savoir Armand De Decker, bourgmestre de Uccle et président du collège de police de la zone Uccle-Watermael-Boitsfort-Auderghem, qui a réclamé des explications en Conférence des bourgmestres. Plus de la moitié des policiers sur le terrain furent blessés. La consigne était : » Pas d’initiatives, obéir aux seuls ordres de Gold. » La Fédération des entreprises de Belgique, dont les locaux, rue Ravenstein, ont été investis par les casseurs, a essuyé trois refus d’intervention, deux de la police, un du cabinet du bourgmestre. Les ordres ont été suivis.
Cependant, il n’a pas fallu attendre la dislocation de la manifestation pour que des » incidents graves » se produisent ou que les dockers quittent l’ » itinéraire convenu « . Dès leur arrivée à la gare du Nord, des dockers et des anarchistes glissés dans leurs rangs se sont fait remarquer. Les premiers accrochages ont éclaté entre 12 h 30 et 13 heures. La police garde le relevé de nombreux particuliers appelant à l’aide pour des jets de pierre, des vitrines cassées, des vols dans les magasins, des bagarres à sang avec les » locaux » des quartiers traversés. Les policiers signalent des affrontements place Solvay, place Anneessens, rue d’Anderlecht, rue des Six-Jetons… Tout cela, bien avant les débordements télégéniques du boulevard du Midi. A chaque fois, la consigne donnée aux policiers est : » Quittez les lieux. » Même la CGSP, coorganisatrice de la manifestation, a envoyé un courriel d’alerte à la police à 15 h 38 précises. La situation devenait tout simplement explosive.
Selon l’entretien qu’il a accordé au Vif/L’Express, le 7 novembre, le bourgmestre de Bruxelles aurait donné son feu vert à l’utilisation de » moyens spéciaux » (gaz lacrymogènes, arroseuses, charge policière) » entre 15 h 30 et 16 h 30 « . » Je n’ai pas refusé de porter secours aux policiers en difficulté « , a-t-il soutenu avec véhémence. Mais, visiblement, il s’est arc-bouté sur la consigne de départ : pas de contact entre les policiers et les manifestants. Ce qui revenait à laisser un boulevard aux plus agressifs d’entre eux…
Par Marie-Cécile Royen