Le 30 juin 1960, jour de l’indépendance du Congo, Lumumba se lance dans une diatribe contre le colonialisme belge. Le texte original dactylographié et remanié à la main du discours du Premier ministre a été retrouvé dans les archives de la Société générale de Belgique. Que révèle-t-il ?
L’affaire risque de faire grand bruit, en particulier dans certains milieux congolais. Un document historique, le texte original écrit du discours impromptu prononcé le 30 juin 1960 par Patrice Lumumba, a été retrouvé dans les archives coloniales belges. On y découvre des phrases dactylographiées que le Premier ministre congolais a biffées avant de monter à la tribune du Palais de la Nation, à Léopoldville (l’actuelle Kinshasa), lors de la célébration officielle de l’indépendance du Congo. Les feuillets comportent aussi des ajouts manuscrits qui n’ont finalement pas été lus. Ces passages, qui ne figurent pas dans la seule version connue du texte (établie au départ de l’enregistrement radio), révèlent les intentions initiales du leader nationaliste à l’égard du roi Baudouin et des officiels belges présents dans la salle, mais aussi sa crainte de ne pouvoir répondre aux revendications salariales et autres de la population congolaise.
Le sociologue Ludo De Witte, auteur du livre L’assassinat de Lumumba (paru en 2000 en français), a pu consulter ce document, découvert cinquante-cinq ans après l’indépendance de l’ex-colonie belge. » Cette version papier du célèbre discours de Patrice Lumumba refait surface pour la toute première fois. Il s’agit des cinq feuillets que le Premier ministre congolais a emmenés à la tribune. Le texte a été écrit et dactylographié dans la nuit du 29 au 30 juin 1960 et corrigé à la main juste avant la cérémonie, et même au début de celle-ci. On peut le considérer comme le document fondateur du pays. Il a été retrouvé dans les archives de Finoutremer, l’ancienne Compagnie du Katanga, qui fut jadis l’un des joyaux de la Société générale de Belgique. »
Le discours d’un roi
Le 30 juin 1960, à 11 heures, le roi Baudouin, figure centrale de la cérémonie officielle, fait son entrée au Palais de la Nation dans son uniforme blanc de lieutenant-général. Le souverain y prononce un discours largement consacré à l’oeuvre de Léopold II et de la Belgique au Congo, sans paroles d’hommage à l’adresse de la population congolaise et de ses dirigeants. Le ton est perçu comme moralisateur, paternaliste et autocomplaisant. » Depuis des mois, le jeune roi, poussé par l’entourage de son père Léopold III, insistait auprès du gouvernement belge pour que les « droits imprescriptibles » de la Belgique au Congo soient préservés « , signale De Witte.
Au palais de Laeken, on avait beaucoup planché sur le discours royal. » Dans une ébauche de texte, Léopold II était décrit comme le « libérateur » du Congo, État « formé par des traités librement conclus entre les chefs et les envoyés du roi », poursuit le chercheur flamand. Pour le Premier ministre Gaston Eyskens, à qui le discours avait été soumis, ce passage allait trop loin. Le mot « libérateur » a en fin de compte été remplacé par « civilisateur », et la phrase affirmant que les chefs congolais avaient de leur propre gré offert le pays au roi des Belges a été supprimée. »
» Sire, Excellences… »
Après le roi Baudouin, c’est au tour du président Kasa-Vubu de prononcer son allocution. » Un texte plat et académique « , juge De Witte. Le protocole n’avait pas prévu d’autre discours. Le président de la Chambre, Joseph Kasongo, un fidèle lumumbiste, donne alors, à l’étonnement général, la parole à Patrice Lumumba, qui s’empresse de prendre place au milieu de l’estrade et commence, à voix forte, la lecture de son intervention. Baudouin, consterné, se penche vers Kasa-Vubu, frappé de stupeur. » Le service d’information avait négligé de remettre au roi et à Eyskens un exemplaire du texte, pourtant transmis avant la cérémonie « , assure De Witte.
Le texte dactylographié retrouvé dans les archives de Finoutremer révèle que Lumumba avait prévu d’introduire son discours par l’adresse suivante : » Sire, Excellences, Mesdames et Messieurs… » A la tribune, il a sauté ces lignes écrites à la main, préférant au dernier moment s’adresser directement à ses concitoyens : » Congolais et Congolaises, combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux, je vous salue, au nom du gouvernement congolais » (les cinq derniers mots sont des ajouts manuscrits). De Witte commente : » Lumumba a décidé de parler au peuple congolais par-dessus le parterre des anciens maîtres. Du coup, les personnalités étrangères présentes deviennent les simples spectateurs du succès du mouvement nationaliste. »
Lumumba évoque ensuite une lutte anticoloniale faite » de larmes, de feu et de sang « , un passé construit sur » l’humiliant esclavage (…) imposé par la force… « . Plus loin : » Nous avons connu le travail harassant (…), les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir… « . Il parle encore des spoliations de terres, des discriminations raciales, des relégations pour opinions politiques ou croyances religieuses, des » maisons magnifiques pour les Blancs et des paillottes croulantes pour les Noirs « . Ce discours provoque une explosion de joie sur les bancs congolais. Et c’est la gifle aux plus hauts représentants de la Belgique.
Si le Premier ministre congolais a tenu à s’exprimer après les discours de Baudouin et de Kasa-Vubu, c’est d’abord parce qu’il avait pris connaissance, à l’avance, du contenu des allocutions et ne voulait pas les laisser sans réponse. Mais il y a d’autres raisons. » La veille de l’indépendance, Bruxelles et les milieux coloniaux ont mis le couteau sous la gorge du gouvernement Lumumba, note De Witte. Le gouvernement belge a unilatéralement modifié le statut des compagnies à charte de droit colonial, devenues des compagnies de droit belge. De ce fait, le Congo perdait d’un seul coup ses portefeuilles d’actions dans les entreprises minières. »
Pas d’amnistie
L’attitude de Lumumba à l’égard des autorités belges tient sans doute aussi à un incident qui a tendu les relations belgo-congolaises. » Lumumba réclamait, pour marquer l’indépendance du Congo, une mesure d’amnistie, mais le gouverneur général Cornelis s’y est opposé, rappelle De Witte. Cornelis proposait que le roi Baudouin prenne cette mesure le jour de son arrivée au Congo, le 29 juin. Lumumba a marqué son accord, mais le 29 au soir, le roi a refusé carrément l’amnistie. Le lendemain matin, le Premier ministre congolais remet le texte dactylographié de son discours à ses ministres, pour amendement dans les heures qui suivent. Lumumba confie à Pierre Duvivier, actif dans son entourage, qu’il en a marre de se faire traiter « comme un petit enfant ». »
Après le discours imprévu de Lumumba, les discussions vont bon train entre Baudouin et ses principaux ministres. Un départ immédiat vers l’aéroport, pour rentrer à Bruxelles, est envisagé. Mais le Premier ministre Eyskens convainc le roi de rester. Lumumba ne fait pas de difficultés à accepter la proposition de prononcer, au terme du déjeuner officiel qui suit la cérémonie, un » toast-réparateur « , afin d’apaiser l’orgueil blessé des Belges. Le texte est écrit par Eyskens lui-même.
L’inquiétude de Lumumba
Quant au peuple congolais, il veut surtout que l’indépendance se traduise par des créations d’emplois, des promotions sociales, des hausses salariales. Le texte dactylographié du discours prononcé par Lumumba au Palais de la Nation témoigne de l’importance de cette problématique. On y trouve cet appel aux Congolais : » Je vous demande à tous de ne pas réclamer du jour au lendemain des augmentations de salaire inconsidérées avant que je n’aie eu le temps de mettre sur pied le plan d’ensemble par lequel je vais assurer la prospérité de la nation. »
Sur le document retrouvé dans les archives de la Société générale de Belgique, on voit que ce paragraphe a été rayé. Le leader nationaliste n’a d’ailleurs pas prononcé ces mots. » Pendant le discours du roi, Lumumba révisait encore son texte, remarque Ludo De Witte. Ce qui fait supposer qu’il a attendu le dernier moment pour supprimer cette phrase. Le speech royal exigeait une réplique univoque, qui ne rejoigne à aucun moment la ligne paternaliste de Baudouin. »
On connaît la suite : le 5 juillet 1960, alors que les invités officiels aux festivités ont quitté le Congo, une rébellion de la Force publique éclate dans la capitale et à Thysville. Le fragile édifice mis au point avant l’indépendance s’effondre. L’insécurité entraîne des départs massifs d’Européens. L’intervention militaire belge ouvre la voie à l’internationalisation de la crise congolaise.
Voir aussi, dès ce samedi 27 juillet sur levif.be, la reproduction des cinq feuillets du discours de Lumumba retrouvés dans les archives de l’ex-Compagnie du Katanga, et une mise en contexte par le sociologue Ludo De Witte.
Par Olivier Rogeau