Déjà connu pour son engagement en faveur du développement durable et de la défense des océans, le prince de Monaco a mis les bouchées doubles pour aider à ce que le sommet sur le climat de Paris aboutisse à un succès. Mais que peut le chef d’un micro-Etat face à des géants comme la Chine, la Russie ou les Etats-Unis ? La principauté est-elle la mieux placée pour défendre une certaine idée de la sobriété et une nouvelle manière d’envisager le monde ? A ces questions, Albert II répond au Vif/L’Express avec deux atouts maîtres : la force de sa conviction et ses actions menées sur le terrain. Rencontre, et explications.
Le Vif/L’Express : Malgré les efforts que vous déployez pour que la COP 21 soit un succès, la voix du prince d’un micro-Etat comme Monaco pèse-t-elle assez pour être entendue ?
Albert II de Monaco : On aimerait toujours être mieux entendu, bien sûr, mais, d’abord, je vous rappelle que, lors de la prise de décision au sein des instances internationales, et en particulier à l’Onu, chaque Etat a une voix, quelle que soit sa taille. Ainsi, sachant que les décisions ne peuvent être prises que par consensus, la voix de Monaco compte tout autant que celle d’un autre pays. En outre, la principauté étant justement un petit Etat, ma parole est sûrement plus libre que celle des grands dirigeants de ce monde. Elle porte aussi parce que, sur la question des océans notamment, nous n’avons pas attendu, pour agir, que ces sujets soient à la mode. Depuis plus d’un siècle, Monaco montre la voie pour tenter d’établir une meilleure cohabitation entre l’homme et la mer. Grâce notamment à mon trisaïeul, le prince Albert Ier, qui a créé en 1910 l’Institut océanographique et sa vitrine phare, le Musée océanographique, la recherche scientifique a beaucoup progressé. L’univers marin, dont nous ne connaissions que la surface, et qui restait une boîte à mystères, nous est de plus en plus familier. Rendez-vous compte qu’il y a seulement un siècle, tout le monde s’imaginait qu’il n’existait pas de vie sous-marine passé la barre des 500 mètres ! Bien sûr, il reste encore beaucoup à découvrir, mais oui, aujourd’hui, la connaissance a considérablement progressé. Et ce » petit Etat » qui est le mien a aussi joué un rôle précurseur pour aider à mettre en lumière les liens étroits entre océans et climat.
Comment concevez-vous votre rôle ?
Il consiste à poursuivre cette action, et à porter cette parole aux plus hautes autorités que j’ai l’occasion de rencontrer, cela afin de contribuer à faire bouger les lignes, maintenant que chacun semble avoir enfin compris qu’il y a urgence. A la conférence climatique, comme je vous le disais, ma voix comptera, et j’entends bien m’en servir. J’alerte régulièrement les dirigeants sur des problèmes environnementaux qu’ils prennent moins à coeur que moi parce que ces questions ne sont pas toujours une priorité pour eux. Je peux jouer les intermédiaires entre les chefs d’Etat, ou les facilitateurs pour des initiatives qui méritent d’être soutenues, comme lorsque, par exemple, j’ai contribué à convaincre le président Xi Jinping de laisser Bertrand Piccard et son formidable avion électrique Solar Impulse survoler la Chine. Ce travail d’explication – le mien comme celui des autres – doit bien être utile, puisque la position de grands pays comme la Chine ou les Etats-Unis est en train d’évoluer dans le bon sens, même si, encore une fois, de gros progrès restent à faire.
Les dirigeants que vous rencontrez vous semblent-ils à la hauteur du défi climatique qu’ils ont à relever ?
Dans leurs agendas, ces hommes et ces femmes sont confrontés à tant d’urgences politiques, économiques, sociales, que les questions d’environnement ou de climat passaient toujours après. Mais aujourd’hui, hélas, les faits sont là, incontestables. La Chine est entrée dans la question climatique par la porte de la pollution, qui représente pour elle un problème de santé publique majeur – donc un problème politique. L’Europe, elle, a compris qu’elle est menacée de voir à ses frontières des dizaines, voire des centaines, de millions de réfugiés climatiques. Les catastrophes météorologiques de plus en plus récurrentes en Californie, en Amérique centrale et même en France ne sont pas non plus étrangères à cette prise de conscience. La plupart ont maintenant compris l’importance de trouver un accord à Paris. C’est un peu comme sur les routes : on n’installe des feux rouges aux croisements dangereux que lorsqu’il y a eu un accident. On n’agit pas, on réagit.
Justement, concrètement, comment agissez-vous ?
Sur plusieurs fronts à la fois. La fondation que j’ai créée a par exemple organisé un colloque sur l’acidification des océans – une conséquence mal connue du réchauffement climatique – qui a débouché sur une déclaration commune de très grands scientifiques. Peu de gens savent en effet que les océans absorbent près d’un tiers des gaz à effet de serre produits par l’humanité. Ils absorbent aussi 90 % de la chaleur dégagée du fait de ces gaz. Mais plus les mers jouent ce rôle d’amortisseur du changement climatique, plus elles s’acidifient et moins le plancton absorbe de CO2. C’est un cercle vicieux. La défense des océans n’est donc pas un combat romantique mais une nécessité vitale pour l’homme. Défendre la biodiversité marine et sa chaîne alimentaire, défendre les requins, les dauphins, les thons, les baleines, lutter contre la surpêche et la pollution marine, c’est aussi défendre notre propre survie. Voilà pourquoi nous agissons par ailleurs pour que soient multipliées les aires marines protégées, comme cela a été le cas au Chili – où j’ai travaillé en étroite collaboration avec la présidente, Michelle Bachelet -, en particulier à l’île de Pâques, où je viens de visiter une de ces nouvelles aires. J’ai aussi adressé un courrier au Premier ministre David Cameron, afin d’appuyer la création d’un autre de ces espaces protégés aux îles Pitcairn, un territoire britannique situé dans l’océan Pacifique. Et j’ai obtenu gain de cause. Je suis aussi intervenu auprès du président Poutine pour qu’il accepte que soit préservée la mer de Ross, en Antarctique. La communauté scientifique internationale m’avait alerté et je me suis fait son interprète.
La solution au problème climatique est-elle vraiment entre les mains des chefs d’Etat ?
En bon amoureux de la mer, je vous répondrai que nous sommes tous dans le même bateau, et que la solution passe par les politiques, mais aussi, bien sûr, par la société civile, les ONG, les chefs d’entreprise, les industriels, les scientifiques. Tous doivent faire leur part et ramer dans le même sens. Voyez des municipalités comme San Francisco, qui s’engagent à 100 % dans le recyclage des déchets, pendant que les climatosceptiques du Congrès, encore dans le déni, font, eux, de l’obstruction. Tout comme ma principauté, certains minuscules Etats, certaines villes, des groupes de citoyens peuvent montrer l’exemple. Les petits sont souvent plus souples pour agir et prouver, à travers leurs actes, que les solutions existent.
Votre principauté donne-t-elle le bon exemple lorsqu’elle choisit de gagner 6 hectares sur la mer ? L’homme ne doit-il pas respecter les limites que la nature lui impose ?
En principe si, mais, comme vous le savez, la contrainte immobilière est très forte à Monaco, qui est un très petit territoire avec une très haute densité de population. Pour faire avancer nos projets et envisager l’avenir, mais aussi agrandir notre centre culturel et de congrès, il n’y avait pas 50 solutions. Soit on s’étendait en hauteur, ce que je ne souhaitais pas, car cela pose aussi des problèmes d’environnement, de qualité de vie, soit on gagnait sur le littoral en pratiquant une extension souterraine. J’ai veillé personnellement à ce que ce projet soit mis en oeuvre de la manière la plus durable possible. Cette extension sera faite sur une petite largeur et réalisée de manière à ce qu’elle n’interrompe pas le courant ligure. Le cahier des charges environnementales de cet écoquartier est très complet. Il devra notamment respecter la réserve sous-marine de Monaco. Par ailleurs, nous allons créer des petits récifs artificiels qui permettront de retrouver de la biodiversité.
N’y a-t-il pas un hiatus entre votre discours, qui invite à une certaine sobriété, et la frénésie consumériste de Monaco, avec ses Ferrari et ses yachts ?
Cette question mérite d’être posée, mais qui est vraiment exempt de toutes contradictions ? Et ces contradictions doivent-elles me conduire à me taire, ou au contraire à agir ? Chacun doit consentir des efforts à son échelle, et c’est ce que Monaco tente de faire. Nous n’avons pas banni de la principauté les voitures à forte cylindrée, qui polluent l’atmosphère et gaspillent les énergies fossiles, parce qu’il nous a semblé plus intelligent de proposer des incitations fiscales pour acheter des véhicules propres. La plupart des administrations de Monaco roulent, comme moi, en voiture hybride ou électrique. Certes ce n’est pas suffisant, mais c’est déjà un pas dans la bonne direction pour respecter notre engagement de réduire nos émissions de gaz à effet de serre de 50 % d’ici à 2030. Et il va bien falloir que ceux qui roulent en Porsche ou en Ferrari laissent leurs bolides plus souvent au garage si Monaco veut, comme nous nous y sommes engagés, arriver à la neutralité carbone d’ici à 2080. Je prendrai donc des mesures contraignantes si cela se révèle nécessaire, mais dites-vous bien que ces véhicules vont évoluer et que les gens, riches ou pauvres, en ont assez de respirer un air pollué. Voilà pourquoi nous développons aussi les transports en commun, les vélos électriques et toute une flotte de bus sûrs, confortables, propres, ponctuels, réguliers et quasi gratuits. De nombreux résidents aisés d’origine étrangère, qui avant ne se déplaçaient qu’en voiture, me disent souvent : » C’est formidable, j’adore prendre le bus ! » Jamais on n’aurait entendu cela à Monaco il y a quelques années.
Pensez-vous comme Jean Jouzel, vice-président du groupe scientifique du Giec, que la lutte contre le dérèglement climatique oblige à remettre profondément en question notre modèle économique ? La principauté est-elle prête – êtes-vous prêt – à dire : » Repensons tout » ?
Bien sûr, j’y suis prêt, sinon je ne me serais pas engagé dans cette voie. Qu’on le veuille ou non, nous allons être obligés d’adopter un autre système de développement et une nouvelle façon de vivre, plus durable et plus responsable. Mais dites-vous bien que cela n’implique pas forcément des sacrifices énormes, ni de retourner à l’âge des cavernes. Si l’on encourage les solutions que l’on connaît et qui existent déjà dans le domaine de l’énergie, des transports, de l’agriculture durable, du traitement des déchets, de l’économie circulaire, non seulement nous ne vivrons pas moins bien, mais nous créerons des millions d’emplois. Pour moi, capitalisme et développement durable ne sont pas opposés, pour peu que nous ayons le courage d’aller dans la bonne direction.
Si la COP 21 était un échec, quelles conclusions en tireriez-vous ?
Un échec serait décourageant, d’autant que la France s’est donné beaucoup de mal pour réussir. Nous déboucherons sans doute sur un texte qui ne sera pas aussi contraignant qu’espéré, mais qui sera malgré tout, sauf mauvaise surprise, un demi-succès permettant d’aller de l’avant, d’espérer, d’envisager l’avenir un peu plus sereinement. Et puis, d’autres COP suivront. Oui, je reste optimiste.
Propos recueillis par Olivier Le Naire Photo : Roxane Petitier pour Le Vif/L’Express
» Comme ma principauté, certains minuscules Etats, certaines villes peuvent montrer l’exemple et prouver que les solutions existent »
» Ceux qui roulent en Porsche ou en Ferrari devront laisser plus souvent leurs bolides au garage si Monaco veut arriver à la neutralité carbone »