» Le crime financier n’émeut pas assez l’opinion « 

Le prince de Croÿ acquitté de fraude fiscale après vingt ans de procédure : un nouvel échec pour la justice pénale financière. Y a-t-il des solutions pour conjurer ce fiasco judiciaire systématique ? Le procureur général de Liège, Christian De Valkeneer, y croit. Mais, sans les politiques, ce sera dur…

Le Vif/l’Express : Le prince Henri de Croÿ, poursuivi pour une fraude aux sociétés de liquidités estimée à 75 millions d’euros, a finalement été acquitté à l’issue d’un second procès en appel, à Liège. Un acquittement de plus dans un mégadossier financier. Comment expliquez-vous ces revers à répétition ?

Christian De Valkeneer : Les magistrats financiers sont motivés, mais leur formation n’est pas à la hauteur des matières complexes qu’ils traitent. Même chose pour les enquêteurs. Il est essentiel d’investir dans des formations longues, qui ne concernent pas seulement les aspects juridiques de ces dossiers mais aussi les aspects techniques. Pour un meurtre ou un vol, le modus operandi est souvent simple. Pour une grande fraude fiscale, ce n’est pas le cas. Par ailleurs, comme on connaît mal les modus operandi en matière de crime financier, on aborde les dossiers à l’aveugle. On veut trop embrasser de peur de rater quelque chose. Et cela débouche alors sur des procédures interminables. C’est une partie de l’explication.

N’y a-t-il pas une énorme inégalité des armes entre le système judiciaire et les criminels en col blanc ?

C’est vrai. En matière de criminalité financière, les magistrats sont confrontés à des équipes d’avocats très spécialisés qui, eux, ont suivi les formations techniques adéquates et qui peuvent alors passer au peigne fin tous les éléments du dossier. C’est ainsi que le règlement de procédure, entre l’instruction et un éventuel procès au fond, est sept fois plus long pour une affaire pénale fiscale que pour une affaire de droit commun classique, soit, en moyenne, 156 jours contre 21 jours.

Comment faire pour raccourcir ces délais ?

Au collège des procureurs généraux, nous sommes partisans de la suppression du règlement de procédure. L’affaire de Croÿ est intéressante à cet égard puisque le premier arrêt de la cour d’appel de Bruxelles a acquitté les prévenus sur la base d’une faute de procédure. Or, la réforme Franchimont avait prévu que le règlement de procédure devant les chambres de renvoi purge toutes les nullités du dossier avant que celui-ci n’arrive devant les chambres du fond. Mais le texte Franchimont a été amendé et on peut encore soulever des problèmes de procédure durant le procès. Donc, autant passer directement de l’instruction au procès, comme aux Pays-Bas où les questions de procédure sont soulevées devant les juridictions du fond, mais alors une seule fois.

Il y a plus d’un an, les procureurs généraux lançaient un cri d’alarme en pointant 555 dossiers financiers, à l’instruction depuis cinq ans et menacés de prescription. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Au parquet général de Liège, j’ai mis en place, depuis une année, un système de monitoring de ces dossiers. Je voyage dans les sections financières des parquets de mon ressort pour discuter des dossiers et prendre des décisions d’orientation adéquates. L’idée est d’arrêter de travailler sur des dossiers mammouths qui finissent par s’enliser et aboutir à une prescription. Il faut mieux les cibler. Parfois, cela passe par une proposition de transaction pénale ou par un arrêt de l’instruction si le jeu n’en vaut pas la chandelle.

Et les politiques ? Ont-ils entendu votre cri d’alarme de 2014 ?

Non. Aucun retour. Quand un parquet doit résoudre un problème de cadres, c’est toujours sur les effectifs de la section financière qu’on fait des économies, car les faits de meurtre et d’atteinte aux biens sont prioritaires. Cela ne change pas…

Ce n’est pas la priorité de ce gouvernement, ni du précédent ?

Vous savez, cela fait vingt-cinq ans que je suis magistrat et je n’ai jamais connu de plan d’action pour mieux appréhender la criminalité économique et financière. Les grands plans, c’est pour des secteurs comme la traite des êtres humains, les violences intraconjugales, le trafic de stupéfiants… Sous le gouvernement papillon, la ministre de la Justice Annemie Turtelboom a augmenté le cadre des parquets juste pour faire de la justice accélérée. La matière éco-fin n’est clairement pas une priorité.

Cela se traduit par une impunité de fait des grands fraudeurs ?

Il y a une moins grande sévérité pénale à leur égard. C’est involontaire. Juger une affaire financière requiert, en moyenne, entre 2 000 et 2 500 jours au niveau du tribunal de première instance. Pour un dossier de droit commun classique, il faut en moyenne 600 jours. Pour un vol, c’est 375 jours. Plus une procédure est longue, plus la justice a tendance à se montrer clémente. C’est humain.

C’est paradoxal aussi. La grande fraude fiscale ne semble pas diminuer, au contraire. Les derniers rapports de la CTIF (Cellule de traitement des informations financières) sont clairs à ce sujet.

Tout à fait. C’est pourquoi un plan d’action ne serait pas un luxe… D’autant que tous ces dossiers financiers ou fiscaux ont une dimension internationale, et sont plus difficiles à traiter. Une fraude fiscale ne s’opère pas en ouvrant un carnet de dépôt dans une banque belge !

L’année dernière, vous plaidiez pour la création d’un véritable parquet financier.

A titre personnel, j’en suis partisan. Pour immuniser les moyens des sections financières des parquets justement, le plus sûr serait de mettre en place des structures spécialement dédiées à la criminalité financière au sens large. On ne viendrait plus puiser dans leurs réserves au motif d’économie. En outre, ces structures spécifiques permettraient de mieux spécialiser et former les magistrats et les policiers.

Pourquoi les politiques belges calent-ils tant à l’idée d’un parquet financier ?

La criminalité financière ne génère pas le même degré d’émotion que d’autres formes de criminalité. Elle n’émeut pas assez l’opinion publique. Or, on le sait, les politiques fonctionnent en grande partie en fonction des émotions collectives. La réforme pénale de 1998 découlait de l’affaire Dutroux. Les réformes importantes en matière de méthodes particulières de recherche sont intervenues après le 11 septembre 2001.

Qu’en est-il de l’avenir de l’OCDEFO, le bras armé financier de la police judiciaire que le ministre de l’Intérieur veut décentraliser ? Les procureurs généraux ont-ils rendu un avis sur la question ?

Oui, tout récemment. Nous sommes arrivés à une position commune. La solution proposée me paraît très équilibrée. Je ne peux pas en dire plus.

Mais vous avez un avis personnel…

Je pense qu’il faut maintenir un minimum de structure centrale pour traiter des dossiers financiers complexes et à ramifications internationales. Ces dossiers sont, en outre, peu fréquents. Donc, si les moyens d’enquête sont décentralisés, on risque de perdre la spécialisation et l’expertise des enquêteurs qui devront traiter d’autres contentieux que le financier. Ce serait très dommage.

Entretien : Thierry Denoël

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