Le coup de blues américain
Plein-emploi, grosse déprime. Si, outre-Atlantique, la croissance reste forte, ses fruits sont de moins en moins équitablement répartis. Et, jusque dans les classes moyennes, la déception se fait sentir
De notre correspondant
Mais de quoi se plaignent-ils ? Leur essence, même à 3 dollars les quatre litres, est toujours bien moins chère que la nôtre. La croissance américaine, proche des 3,4 % cette année, serait enviée par bien des Européens. Quant au taux de chômage, un microscopique 4,7 %, il constitue, un mois et demi avant les élections du Congrès, une preuve patente de la bonne santé économique des Etats-Unis et, à entendre George Bush, en quête de meilleurs sujets de campagne que l’occupation de l’Irak, de l’efficacité de son gouvernement. Et pourtant, pas moins de cinq sondages, effectués juste avant la rentrée du 4 septembre, date de publication des grands indicateurs sociaux, révèlent le malaise et l’amertume de l’Américain moyen, persuadé d’être le laissé-pour-compte du fameux » âge d’or de la rentabilité « .
Selon une récente enquête de l’institut Gallup, 68 % des sondés considèrent que leur situation économique empire. Un écho des derniers chiffres officiels qui démontrent que, si les bénéfices des entreprises ont augmenté de 40 % depuis 2001, les salaires réels des employés n’ont crû, eux, que de 0,3 %. Le blues du travailleur américain prend des allures de fait de société lorsqu’on découvre, selon l’analyse du Center on Budget and Policy Priorities, un centre de recherche de Washington, que les salaires ne représentent plus aujourd’hui que 51,7 % du total des revenus nationaux, un niveau jamais enregistré depuis les premières statistiques établies en 1929, tandis que celui des profits des entreprises a retrouvé, avec 13,7 % du total, son apogée des rugissantes années 1950. Ce gouffre béant entre les fiches de paie et les bilans s’explique avant tout, selon l’Economic Policy Institute, un institut de recherche peu amène avec le patronat, par l’évidente disparité entre la productivité des employés, en hausse de près de 17 % depuis 2000, et leurs revenus, presque inchangés. En clair, l’Américain s’estime, à juste titre, de plus en plus mal récompensé de ses efforts.
Au-delà des salaires, le constat est rendu plus cruel encore par le recul du montant des prestations sociales offertes par les patrons. Leur valeur, incluant les assurances médicales et les pensions de retraite maison, n’a crû que de 3 à 4 %, soit moins que l’inflation. Alors que les entreprises rechignent de plus en plus à suivre la hausse, certes exorbitante, des primes de couverture santé, des millions de citoyens paient aujourd’hui, à chaque visite chez le médecin, des » tickets modérateurs » de 20 à 30 dollars, comparables au prix total d’une consultation en Belgique. Plus grave encore : la proportion des non-assurés est passée de 15,6 à 15,9 % de la population en un an. 46,6 millions d’Américains, faute d’avoir pu, ou voulu, grever leur budget par une assurance volontaire, dépendent maintenant des services d’urgence ou de la charité des hôpitaux.
Cet inconfort serait plus supportable si l’économie était en récession. Or, en dépit du ralentissement imposé, à travers les taux d’intérêt, par la Réserve fédérale, il n’en est rien. Le mécontentement des ménages, étonnamment comparable à celui des périodes de crise économique des années 1980 et 1990, tient à un sentiment de vulnérabilité, dû en partie à leur niveau record d’endettement, et au ralentissement inexorable de la hausse des prix immobiliers. Dans un pays où 70 % des ménages sont propriétaires de leur logement, le potentiel à la revente constitue un gage de solvabilité et une assurance contre les mauvais jours.
Des pauvres encore plus pauvres
La grogne répond aussi aux inégalités croissantes de la société américaine. » Il y a deux économies, assure Charles Cook, analyste politique renommé. Celle des bénéficiaires, qui profitent de la technologie et de la mondialisation. Et celle du plus grand nombre, qui ne s’en sort pas. » Selon une étude de Thomas Piketty, professeur à l’Ecole normale supérieure de Paris, et de son collègue Emmanuel Saez, de l’université de Berkeley, 1 % des salariés américains, les mieux payés, empochait en 2004 la valeur de 11,2 % des salaires versés dans tout le pays. Trente ans plus tôt, ces mêmes cadres supérieurs ne touchaient que 6 % du total américain. De leur côté, les classes moyennes, même aisées, recevant plus de 80 000 dollars par an, voient leurs revenus augmenter moins vite que l’inflation. Quant aux pauvres, leur nombre n’a pas changé : 37 millions d’Américains, soit 12,6 % de la population. Mais ils sont plus pauvres encore qu’il y a cinq ans, gratifiés aujourd’hui de revenus inférieurs en moyenne de 3 000 dollars au plancher théorique (19 971 dollars par an pour une famille de quatre personnes). 43 % d’entre eux disposent de moins de la moitié de cette somme.
Les élections du 7 novembre, pour le renouvellement du Congrès, traduiront-elles, plus que le ras-le-bol face à l’Irak et à une Maison-Blanche impérieuse, cette profonde morosité à l’égard de l’économie ? Rien n’est moins sûr. Le malaise n’a pas rendu les Américains plus révolutionnaires, ni plus enclins, après six ans de baisses d’impôts par George Bush, à une plus grande intervention de l’Etat dans leur vie. Selon une étude de Douglas Schoen, ancien sondeur attitré de Bill Clinton, 61 % des citoyens n’ont pas l’impression de vivre le » rêve américain » et ils sont même 75 % à considérer que ce rêve est brisé. Pourtant, interrogés sur les solutions, 74 % préfèrent que leur gouvernement s’attache à des politiques de stimulation de la croissance, plutôt qu’à une redistribution des revenus dévolus aux plus riches. Et près de 8 personnes sur 10 considèrent qu’aucun des deux partis politiques n’est en mesure de répondre aux défis des nouvelles technologies et des délocalisations. A défaut de trouver un exutoire dans les urnes, les Américains votent déjà avec leur portefeuille, au risque de ralentir l’économie. S’il n’est un salarié respecté, l’Américain reste un consommateur roi.
l Philippe Coste
Philippe Coste
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