Le coeur en partage

Louis Danvers Journaliste cinéma

Bouli Lanners signe avec Ultranova un premier long-métrage d’une grande beauté formelle, d’une rare justesse humaine et d’une profonde émotion

Déjà remarquable par une diversité et une originalité aussi grandes que ses moyens sont réduits, le cinéma belge francophone s’enrichit avec Ultranova d’une nouvelle perle de film, et découvre en Bouli Lanners un cinéaste qui û c’est sûr û comptera. Révélé au Festival de Berlin, où ses projections dans la section Panorama ont suscité un bel enthousiasme, le premier long-métrage de celui qui fut peintre avant de devenir comédien, puis réalisateur, prend place parmi ces beaux ovnis cinématographiques  » made in Belgium  » que sont (entre autres) Toto le héros, C’est arrivé près de chez vous, Ma Vie en rose, Les convoyeurs attendent et Rosetta.

Connu et apprécié du public pour ses compositions savoureuses dans les films des autres ( Les convoyeurs attendent, Aaltra, Petites Misères, Un long dimanche de fiançailles), Lanners avait déjà signé avec Muno, en 2001, un remarquable court-métrage, dont Ultranova fait mieux que confirmer les promesses. Le film a pour personnage central Dimitri, un jeune homme timide et secret, dont le métier est de vendre û avec deux collègues û des maisons clés sur portes dans un coin non identifié de la Wallonie profonde. Son réalisateur faillit appeler Lonesome Zoning Cow-boys la chronique de l’errance géographique et sentimentale de Dimitri, idéalement campé par Vincent Lécuyer dans des espaces désespérants, où rien ne fait tissu, où des humains décalés (dont deux filles également un peu perdues) cherchent de façon émouvante, mélancolique et néanmoins souvent drôle, à ranimer la flamme qui donne envie de vivre, d’aimer, de partager, de construire un avenir. Ceux que touche le cinéma d’Aki Kaurismäki ne pourront qu’être sensibles à la manière sobre et solidaire, humoristique et tendre qui est celle du cinéaste belge. Mais les qualités propres à Lanners l’emmènent sur un terrain qui lui est personnel, tout en offrant au spectateur un espace ouvert comme une invitation.

Un premier… comme un dernier !

 » Pour ce film, je suis parti avec l’idée qu’il pourrait bien être à la fois le premier… et le dernier. Alors, j’y ai mis tout ce qui me faisait vibrer, aimer, désirer faire du cinéma. Pour ne pas avoir de regret, s’il ne m’était plus possible ensuite d’en tourner un autre…  » Bouli Lanners sait bien à quel point il est difficile de monter une production en Belgique et, quand son beau projet fut enfin sur les rails, financièrement parlant, il n’en conserva pas moins l’attitude de celui qui ne veut rien gâcher d’une chance peut-être unique.  » Je ne voulais pas pouvoir dire, dans cinq ans, que je n’aurais pas dû écouter tel ou tel conseilleur, opérer tel ou tel compromis, poursuit le réalisateur. J’ai dès lors avancé à mon rythme, sur un chemin où il m’est arrivé de me perdre, puis de me retrouver, durant les quatre années que le film a pris à se faire…  »

De ce travail  » en mouvement  » visant à  » exprimer des choses quasi imperceptibles  » qui lui tenaient à c£ur, Lanners est sorti  » heureux, encore capable de [s’]émouvoir en regardant le film « . Il avoue que  » des choses terriblement personnelles  » sont présentes dans Ultranova, puis fait silence sur ces petits et grands secrets qu’il ne nous appartient pas de décrire, mais qui se laissent deviner au fil de la prenante vision des mésaventures de Dimitri…

Bouli est un autodidacte, venu au cinéma  » par hasard « . Très conscient de ses origines modestes (il n’en revient pas d’avoir pu devenir cinéaste, de  » se trouver derrière cette caméra, l’endroit où je me sens le mieux « ), son amour des gens simples menant une vie sans éclat, loin des modèles de réussite matérielle ou médiatique qu’on nous vend sans relâche, est des plus sincères.  » Je suis très à l’écoute de mes concitoyens, de ce qui se passe dans notre société, et j’espère être û entre autres û un filtre à travers lequel ce qui vibre dans l’air, souvent impalpable, peut s’exprimer « , continue Lanners, qui a eu l’idée de son film en pensant à un ami.  » Il vivait en couple mais, pour s’en échapper, il avait inventé cette histoire de la mort de sa famille sur laquelle il revenait de manière récurrente, alors que ce n’était pas vrai, mais en le répétant si souvent qu’il finissait par ne plus s’en rendre compte. Cela m’a donné une première idée de scénario, qui est venu se greffer sur des impressions que j’avais, des choses que je humais dans l’air, dans le monde qui m’entoure, comme quand j’étais peintre et qu’un paysage me donnait l’envie de découvrir ce qui en lui me poussait vers la toile…  »

Des paysages et des hommes

Le peintre Lanners aimait cadrer des paysages, et y inscrire un ou parfois plusieurs personnages humains. Son film poursuit dans cette voie où les rapports de l’individu avec son environnement en disent souvent plus long que les dialogues échangés. La Wallonie qu’explore sa caméra, tout comme celle que scrutait sa peinture, est  » faite de paysages industriels, de zonings avec une ligne d’horizon très basse, un très grand ciel et en dessous… rien. Dans ces lieux, il est inutile d’expliquer l’ennui des personnages, l’inintérêt de leur travail, leur difficulté à communiquer, leur immense solitude dans un urbanisme illogique qui défait le tissu urbain pour installer des bâtiments au milieu de nulle part : le paysage a déjà tout dit !  »

Les images fort belles et en même temps poignantes d’ Ultranova sont en effet très parlantes, un peu comme le sont celles d’un Bruno Dumont ( La Vie de Jésus, L’Humanité) et, voici longtemps déjà, celles du cinéaste expressionniste allemand Murnau. Elles sont aussi très habitées, et on s’émerveille devant la présence, le naturel, le talent des interprètes peu ou pas connus que Bouli Lanners a invités à partager son  » aventure humaine « . Au terme d’un an de casting, il avait réuni sa distribution où Vincent Lécuyer (de Hep Taxi !, à la RTBF) incarne Dimitri ( » Au bout de deux minutes, je savais que c’était lui ! « ), et où un double  » coup de foudre  » lui fit choisir Hélène De Reymaeker et la totalement néophyte Marie du Bled pour jouer Cathy et Jeanne, les jeunes femmes dont le chemin croisera celui du fragile héros du film. Avec, aussi, Jean-Paul De Zaeytijd à l’image et Jarby McCoy à la musique, qui font beaucoup pour la réussite d’ Ultranova.

Bouli Lanners aime passer ses vacances à sillonner les canaux sur son petit bateau. L’odeur du lin des toiles lui donne par moments une folle envie de reprendre la peinture. Avec son premier long-métrage, il montre son c£ur et trouve le chemin du nôtre, par l’offre en partage d’un regard d’artiste aussi solidaire que lucide.

Louis Danvers

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