On ne voit que lui. A la télé, sur Internet, dans les gazettes, et même sur des tee-shirts à son effigie. On n’entend que lui : son phrasé traînant, ses propos surréalistes, ses déclarations avinées. Derrière l’image du bouffon se cache cependant l’homme de réseau, l’expert budgétaire influent, redoutable, omnipotent. Mais, contrairement à ce que l’engouement médiatique pourrait laisser croire, Michel Daerden est peut-être, tout doucement, en train de perdre sa puissance. Lorsque le rideau tombe, le destin des clowns est rarement souriant
Du jamais-vu. Un ministre que l’on s’arrache, dans les médias, belges mais aussi étrangers, et qui fait un tabac sur Internet, cela tient du miracle. Surtout par les temps qui courent : l’époque, c’est un euphémisme, ne sera pas consignée dans l’histoire de Belgique comme l’âge d’or de la politique. Pourtant, le succès de Michel Daerden (PS), grand argentier de la Région wallonne et de la Communauté française, et aussi ministre wallon en charge de l’Equipement et du Patrimoine, ne faiblit pas depuis le jour de grâce du 8 octobre dernier, date des élections communales. Ses deux prestations télévisuelles, l’une sur le plateau de la RTBF, l’autre sur celui de RTC Télé-Liège, ont fait le tour du monde. YouTube, un site spécialisé dans la diffusion de vidéos sur Internet, s’est chargé d’immortaliser un Daerden imbibé, parfaitement incompréhensible et tout-à-fait incapable de répondre aux questions des journalistes qui tentaient de l’interviewer. Cette exhibition éthylique a eu l’honneur, excusez du peu, du journal télévisé de TF 1, ainsi que de l’émission Les Enfants de la télé, sur la même chaîne ! Quelques jours plus tard, le quotidien liégeois La Meuse offrait, à ses lecteurs, des tee-shirts à l’effigie du roi d’Ans. Le 17 novembre, l’ineffable ministre wallon participait à la réception donnée, à la résidence de l’ambassadeur de Belgique à Paris, en l’honneur des » jeunes talents wallons » : les dames se pâmaient à ses côtés, insistant pour qu’une photo les immortalise en si prestigieuse compagnie.
Depuis lors, les sollicitations n’ont pas cessé. Et Daerden y a répondu de bonne grâce. Les caméras de RTL-TVI l’ont suivi pendant plusieurs semaines, et sont allées à la rencontre de sa femme et de sa fille, DJ dans les milieux branchés parisiens. Résultat ? Daerden est apparu, sous toutes les coutures, dans l’émission Reporters du 24 novembre dernier. Record d’audimat : l’émission a attiré 665 000 téléspectateurs. S’ils espéraient y voir Daerden faire acte de contrition, c’était raté. Il exulte, hilare, vulgaire, accoste les gens en rue, se fait appeler » papa « , a l’élocution plus laborieuse que jamais. » Voyez voir ce que c’est, l’homme populaire ! » lâche-t-il à l’attention du journaliste chargé de s’immerger dans la » Daerden attitude « . Dans sa loge du stade de Sclessin, où il assiste à un match opposant Anderlecht au Standard, il s’exhibe, face à la caméra, avec un verre d’eau à la main. Vu son état, cela ressemble davantage à une provocation qu’à un v£u de sobriété. La bouche pâteuse, il vante les nombreux investissements qu’il a réalisés dans le sport, y compris, donc, dans le foot. Devançant la question qu’il redoutait – fallait-il, vraiment, que la SLF, le holding financier chapeautant les intercommunales liégeoises, reprenne la gestion du stade de Sclessin, en août 2005 ? -, il précise, goguenard : » J’ai investi partout. Pas plus à Liège qu’ailleurs ! Vous ne me prendrez jamais en faute sur ce terrain-là ! »
La RTBF n’entend pas rester sur la touche : Daerden sera l’invité de la grande soirée bêtisier de Ma Télé bien- aimée, le 29 décembre sur la Une, rebaptisée, pour l’occasion, Mon Bêtisier bien- aimé. On nous resservira, une fois encore, les séquences qui ont fait le succès planétaire de l’éméché ministre. Mieux : Daerden en personne décorera l’animateur qui l’aura le mieux imité. Et ce n’est pas tout : le ministre s’active à la rédaction d’un livre, en collaboration avec un journaliste de la presse écrite. Sortie prévue fin février. Dommage : trop tard pour que le grand ouvrage puisse venir garnir la hotte du Père Noël. Cerise sur le gâteau : Daerden parlera bientôt en musique sur un CD concocté avec la complicité de l’humoriste liégeois Pierre Theunis. Un genre inauguré par le ministre d’Etat Paul Vanden Boeynants, au lendemain de son rocambolesque enlèvement, et perpétué par la centenaire française Jeanne Calment.
Les choses s’emballent, donc, pour Daerden, et le développement d’Internet n’est pas pour rien dans cette surexposition médiatique. Cela dit, l’intéressé a toujours eu le chic de tirer le meilleur profit de la diffusion de son image. Son articulation hésitante, ses pertes de vigilance, son alcoolisme, son cynisme ? Un autre que lui aurait traîné ces tares comme un boulet. Lui-même, d’ailleurs, au début de sa carrière politique, s’est évertué à les faire oublier : en vain. Dès lors qu’il a compris que ses tentatives pour apparaître plus » lisse » étaient vouées à l’échec, il a clairement donné dans l’autodérision. Invité de l’émission ertébéenne La Télé infernale, en février 2005, il aurait pu y être proprement ridiculisé : les animateurs, emmenés par Jacques Mercier, sont dépourvus de la moindre once de déférence. Mais Daerden s’est prêté au jeu, lâchant à la fin de l’émission, un tonitruant » Rendez-vous au bar ! « . Voici un peu plus de deux ans, La Meuse organisait un » championnat du monde d’imitations de Michel Daerden « , au Forum, à Liège. Là encore, l’éminence wallonne en a tiré le meilleur profit, transformant en atouts ses imperfections les plus caricaturales.
Ça marche, donc. La Belgique est sans doute le seul pays au monde qui produise ce genre d’hommes politiques se pliant de bonne grâce aux moqueries, se spécialisant dans un registre populaire, affichant l’ennui que leur inspirent ceux qui serrent les fesses, et apparaissant décomplexés, alors même qu’ils sont affublés de quelques gros défauts. Jean-Luc Dehaene et Louis Michel, pour ne citer qu’eux, font partie de cette race politique typiquement belge, qui n’a que faire du » look » technocratique pour être prise au sérieux. Ils en deviennent presque des particularités folkloriques. Au milieu des années 1990, alors que sa carrière ministérielle n’en est qu’à ses débuts, Michel Daerden s’assoupit au cours d’une conférence de presse au cours de laquelle sont détaillées les décisions du Conseil des ministres. Pareille légèreté aurait pu faire scandale, elle passe en douceur : quelques jours plus tard, Jean-Luc Dehaene lui fait cadeau d’un réveil. Plus grave : le 30 août 2005, lors de la conférence de presse donnée par le gouvernement wallon pour lancer le plan Marshall, l’éminence sommeille de plus belle. La belle incarnation que voilà du » réveil wallon » ! Mais on lui passe tout. Jusqu’à ses » bitures « , qui lui valent la prestigieuse étiquette de » Gainsbourg de la politique « . Jusqu’à présent, il semble gagner en clientèle ce qu’il perd en crédibilité.
Daerden Machine
» A travers le »phénomène Daerden », c’est la transformation du lien entre le citoyen et la politique qui s’exprime, observe Marc Lits, directeur de l’Observatoire du récit médiatique (UCL). La fonction politique a changé, obligeant le mandataire à sortir de son rôle pour devenir une personnalité publique, exposée au regard des citoyens et des médias. Le personnel politique doit désormais s’humaniser, exhiber des aspects plus privés, renouer la communication à travers un système médiatique qui s’est lui-même transformé sous la pression de l’audimat, de la télé et de la privatisation. » Michel Daerden excelle dans les meetings ? Les ouailles les désertent. Il brille dans les matières financières et budgétaires ? Nul ne l’écoute là-dessus. Par conséquent, il faut bien trouver un autre créneau. » Il ne faut pas se méprendre, poursuit Marc Lits : l’image que donne Michel Daerden ne doit pas masquer tout ce qu’il y a derrière. Les deux facettes du personnage sont indissociables. » Côté face, le bouffon du roi, le clown. Côté pile, l’homme de réseau, le municipaliste au bras long, un des patrons de la fédération socialiste liégeoise, un des poids lourds du PS, un gestionnaire patenté. Il sait se faire providentiel. Le financement du TGV à Liège ? C’est à Daerden qu’on le doit. Celui du tunnel de Cointe ? Encore lui. L’argent pour l’ » école » de Marie Arena ? Toujours » papa « . Et qui posait la première pierre du chantier de mise en conformité du circuit de Francorchamps, le 6 décembre ? Vous y êtes !
L’homme s’est initié aux subtilités financières aux côtés de Fernand Detaille, le réviseur du parti socialiste à l’époque d’André Cools et de Guy Spitaels. Daerden n’a pas oublié : après les scandales de la Smap et d’Agusta-Dassault, il a recasé Detaille dans une société de crédit immobilier, discrètement contrôlée par Gilbert Van Bouchaute, un de ses fidèles lieutenants. Daerden, lui, s’est toujours arrangé pour figurer du bon côté : après avoir aidé André Cools à bâtir son empire tentaculaire (Neos), il s’est porté au secours de Philippe Busquin pour pacifier une fédération liégeoise à feu et à sang après l’assassinat de Cools. En 2000, alors que Jean-Claude Van Cauwenberghe hérite de la présidence du gouvernement wallon, Daerden, ministre du Budget, s’arrange pour avoir l’oreille… d’Elio Di Rupo, le président du PS. L’homme n’a jamais souffert du moindre conflit de loyauté : il se transforme, dès qu’il en a l’occasion, en valet de n’importe quel intérêt, pourvu qu’il puisse en tirer profit. Ses intuitions instantanées s’accordent à un sens extraordinaire de la pirouette : lui, le machiste patenté, n’a jamais eu publiquement la moindre parole déplacée à l’égard de Marie Arena, la » créature » de Di Rupo. » Si on plaçait Daerden à côté d’un caméléon, ironise un de ses »amis », c’est lui qui changerait de couleur ! » De toute évidence, l’homme a moins le goût des valeurs que des cotations. Il a le souci des dividendes, pas de l’engagement. En toute discrétion, efficacement, il place ses pions et cultive le clientélisme : » Toi, tu n’as pas été gentil avec moi, l’a-t-on entendu dire, en public, à un timide député-bourgmestre : tu n’auras pas de subsides… »
Son irrésistible ascension a, cependant, connu quelques couacs. Le premier remonte à 1999 : alors qu’il pensait avoir minutieusement placé ses billes pour devenir vice-Premier ministre au sein du gouvernement fédéral, Laurette Onkelinx lui ravit la vedette. Daerden en conçoit une haine corse pour sa rivale, qui le lui rend bien. Soit dit en passant, le machisme, la vulgarité et l’esprit de clan ne sont sans doute pas étrangers au départ d’Onkelinx de Liège, en 2005. Autre coup dur pour Daerden : en septembre 2003, alors qu’il pensait installer un de ses hommes de paille à la présidence du PS liégeois, c’est Guy Mathot qui décroche la timbale, avec la bénédiction d’Elio Di Rupo. Au programme ? Ouverture et rajeunissement ; des mots qui ont le don de provoquer des crises d’urticaire chez Michel Daerden. Pis : en février 2005, au lendemain du décès de Mathot, Daerden croit que l’heure de la revanche a sonné. Il n’en est rien : Alain Mathot, le fils de Guy, lui fait un rempart de son corps. Mis en minorité, Daerden – qui apparaît alors comme un vrai charognard -, doit s’effacer devant Willy Demeyer, le mayeur de Liège, élu à la présidence de la plus grosse fédération du PS. Mais il en faut davantage pour terrasser » papa « . Alors que tous les regards sont tournés vers la fameuse » Communauté urbaine « , chargée d’inaugurer de nouvelles pratiques politiques, Daerden réalise discrètement un véritable hold-up sur la SLF, cette société financière chapeautant le monde puissant des intercommunales liégeoises, et place ses lieutenants à tous les postes clés. On notera, au passage, que c’est Frédéric Daerden, fils du ministre, qui est » choisi » par la SLF pour en contrôler les comptes. Rien de surprenant à cela : DC&Co, son bureau florissant, dispose d’une clientèle de plus de 150 organismes à capitaux publics, parmi lesquels toutes les grosses intercommunales et la quasi-totalité des sociétés de logements sociaux de la région de Liège. Mais, pour Daerden père, les ennuis ne sont pas terminés pour autant. Au printemps 2006, l’incroyable cumul de mandats de Gilbert Van Bouchaute, son âme damnée, fait jaser. Battu dans sa commune de Flémalle, Van Bouchaute doit céder l’écharpe mayorale à Isabelle Simonis, considérée comme une proche du » clan » de Willy Demeyer, Alain Mathot et Jean-Claude Marcourt, les porte-drapeaux du renouveau liégeois.
Il faut dire que Daerden est doté d’une belle aptitude à la chute. Sentant le vent tourner, et anticipant le fait qu’on pourrait lui reprocher d’éventuels conflits d’intérêts, il s’est délesté de ses parts de son bureau de réviseur d’entreprises et a remis le titre de réviseur à son fils, Frédéric. Mieux : soucieux de se prémunir contre des agaceries futures, il a pris les devants : l’Institut des réviseurs d’entreprises (IRE) s’est vu adresser, par Daerden, une liste de questions portant sur quelques points délicats, histoire de tester l’IRE sur d’éventuelles incompatibilités. L’IRE n’a jamais répondu. Il lui sera difficile, après coup, de trouver à redire aux petites affaires de Daerden père et fils. Notons que, depuis lors, Frédéric Daerden a hérité du mayorat de Herstal. Le rejeton s’est donc mis » en congé » de ses activités de réviseur. C’est cela aussi, le clan Daerden : l’habileté incarnée. Certains dénoncent le fait qu’ils contournent l’esprit de la loi, mais il ne s’est trouvé personne, à ce jour, pour prouver qu’ils la violent.
Sur la voie du déclin ?
Cela dit, l’homme est bien trop futé pour ne pas sentir que son affaiblissement, au sein de la fédération liégeoise du PS, est un processus en cours. Et ça, c’est son talon d’Achille. Il sait s’accommoder des moqueries, des médisances, des envieux, d’un nombre pléthorique d’ennemis. Mais la perspective de devoir lâcher les rênes du pouvoir le met en état réel de panique. Du coup, il pourrait être amené à commettre quelques imprudences. N’a-t-il pas convoqué, tout récemment, quelques membres du PS triés sur le volet, pour leur proposer de discuter de la confection des listes électorales en vue des législatives du printemps 2007, et cela au nez et à la barbe de Willy Demeyer et de Jean-Claude Marcourt ? Certains lui prêtent l’intention de se présenter en tête de la liste PS, pour les élections à la Chambre : il faudra sans doute, avant cela, qu’il batte d’autres pointures (Alain Mathot ?) au poll de son parti. Ce qui n’est pas gagné d’avance. Cette perspective éclaire d’un jour nouveau la » Daerdenmania » actuelle : l’emballement médiatique servirait les desseins du rusé et très ambitieux » futur candidat « .
S’agira-t-il là du dernier baroud ? Il se murmure que l’homme ne serait plus en odeur de sainteté auprès d’Elio Di Rupo. Certes, on n’a jamais surpris ce dernier à critiquer Daerden, qui a su, en toutes circonstances, le caresser dans le sens du poil. Mais, au moment où le PS est en quête d’une nouvelle crédibilité et lorgne avec envie des personnalités telles que Ségolène Royal, le joyeux ministre fait décidément un peu tache. En outre, le sens de la provocation de l’éminence wallonne met la patience présidentielle à rude épreuve : récemment, à l’occasion d’une réception à l’ambassade de Belgique à Paris, Michel Daerden est apparu flanqué de deux sulfureux invités ayant eu maille à partir avec la justice, à savoir Bernard Tapie et l’agent de joueurs Luciano D’Onofrio. Piégé, Di Rupo leur a serré la pince : la scène n’a pas échappé aux photographes, à la grande fureur présidentielle. Cela dit, pour Di Rupo, il y a des choses qui comptent. Il n’oubliera jamais la fidélité sans faille que Daerden lui a témoignée, en 1996, en pleine affaire Trugsnach, du nom d’un homosexuel désaxé qui accusa Di Rupo de pédophilie… Le président du PS, donc, ne renie pas franchement l’encombrant Liégeois. Il ne mise pas à plein sur le tandem Marcourt-Demeyer, pourtant appelé à incarner le renouveau. Mais, on le sent bien, il ne faudrait pas le pousser beaucoup pour qu’il rompe le pacte de non-agression tacite qui le lie à Michel Daerden.
D’autant que la folie médiatique suscitée par le ministre wallon met aussi au jour quelques très vilains défauts. Ainsi, on sait, à présent, que la séquence ertébéenne du 8 octobre dernier, celle qui a contribué à la gloire de Daerden, a été accompagnée, hors caméra, d’une scène beaucoup moins glorieuse. L’intéressé s’en est pris grossièrement à Christine Lenaerts, la journaliste de la RTBF qui voulait l’interroger : » Gère ta merde » et autres » Tu vas voir ce qui va t’arriver ! » lui aurait lancé le ministre, en rage d’avoir été supplanté par un » collègue » dans l’ordre des interviewés. Récemment encore, lors du fameux match Standard-Anderlecht évoqué plus haut, une hôtesse a fait les frais de la trivialité et du machisme daerdeniens. Devant la caméra, l’homme fait dans la sobriété. A l’abri des projecteurs, il circule de loge en loge et picole jusqu’à n’en plus pouvoir, avant de s’endormir, seul et miteux, à 1 heure du matin, au volant de sa voiture.
Entre la vérité et son reflet, on se perd la tête. Même son père, qui s’indigne que l’on caricature son fils : » Quand on dit qu’il boit comme un trou, c’est faux, dément-il contre toute évidence. Je ne l’ai pas éduqué comme ça. S’il boit, c’est parce que partout où il va on lui donne à boire. » On est loin, ici, de l’image d’un Michel Daerden omnipotent et exerçant un contrôle minutieux sur son réseau et son image. Et si, un jour, un dérapage lui était fatal ?
Philippe Engels et ISabelle Philippon