Le cinéma  » sexué  » de Jacques Audiard

Louis Danvers Journaliste cinéma

Physique, organique, mais aussi d’une émotion profonde, De battre mon cour s’est arrêté confirme le talent exceptionnel du cinéaste français. Romain Duris y est formidable

(1) Le scénario est écrit en collaboration par Audiard et le romancier Tonino Benaquista.

Fils de Michel, un maître des mots, il est devenu lui-même un maître des images. Jacques Audiard est sans aucun doute, avec Jean-Pierre Jeunet, dans un style fort différent, le plus visuel des cinéastes français de sa génération. Le fils du génial dialoguiste des Barbouzes et des Tontons flingueurs s’était d’emblée fait un prénom avec Regarde les hommes tomber. Un héros très discret et, surtout, Sur mes lèvres sont venus confirmer le talent exceptionnel et l’originalité profonde d’un artiste tournant délibérément le dos à la psychologie pour pratiquer un cinéma extraordinairement physique.  » L’acte de filmer possède une dimension quasi sexuée, clame Audiard, et tant qu’on fera apparaître des visages, des corps, dans une lumière et dans un cadre donnés, cela sera sexué ou le cinéma ne sera plus. Pour moi, le cinéma est un désir énorme, et un plaisir inouï. Qu’à l’arrivée le spectateur y soit un peu sensible, je trouve ça formidable !  »

Mis à part peut-être un Bruno Dumont ( L’Humanité, La Vie de Jésus) qu’il apprécie lui-même ouvertement, personne dans le cinéma français ne filme avec autant d’intensité physique que Jacques Audiard. Et il faut revenir au jeune Martin Scorsese, au géant Danois Carl Theodor Dreyer ( La Passion de Jeanne d’Arc) pour trouver des précédents majeurs à son approche organique… et, en même temps, habitée de préoccupations morales. Le nouveau film du cinéaste français s’inscrit dans cette voie fulgurante autant qu’intelligente, et en porte à incandescence tous les éléments. Un vers des paroles de La Fille du Père Noël, la chanson de Dutronc et Lanzman (deux autres Jacques), lui a offert son titre, et le film de James Toback, Mélodie pour un tueur ( Fingers), avec Harvey Keitel, son inspiration.

Seconde chance

C’est l’histoire de Tom (Romain Duris), un jeune homme pressé, travaillant dans l’immobilier sauvage, où l’on terrifie les squatters et où l’on détruit les sanitaires des immeubles pour en chasser les locataires indésirables et faire place nette à la spéculation. Un univers de mecs, et un tableau violent que complète un père lui-même embarqué dans des combines pas très claires, où les muscles de Tom sont parfois les bienvenus… La mère, elle, n’est plus. Elle était pianiste de concert, d’une rare exigence artistique, et fragile mentalement. Enfant, son fils semblait destiné à suivre ses traces de musicienne. Mais la mort de sa maman interrompit cette trajectoire, à laquelle repense Tom quand le hasard û ou le destin û lui fait retrouver l’ancien imprésario de sa mère. Une impulsion soudaine pousse le jeune homme à lui demander une audition, puis à reprendre l’entraînement musical d’un virtuose potentiel, cumulant répétitions avec une pianiste chinoise et expéditions brutales avec ses copains de l’immobilier…

 » J’aime l’idée qu’on puisse vouloir recommencer sa vie et que l’on puisse espérer de cette seconde chance qu’elle nous rende meilleur « , explique Jacques Audiard, dont le cinéma est depuis toujours accueillant aux dilemmes existentiels, aux frontières d’un bien et d’un mal qu’il filme de manière jamais moralisatrice, mais ouverte aux questions de morale personnelle et collective. Le réalisateur ne veut pas commenter cette dimension d’une £uvre qu’il reconnaît par ailleurs semée de thèmes récurrents,  » le père, la mère, la filiation, la réforme d’une vie, le coût des actes, le passage à l’âge adulte…  » Ce dernier sujet l’a particulièrement passionné dans De battre mon c£ur s’est arrêté, où l’on suit  » un homme parvenu au seuil d’une étape capitale de sa vie « . C’est en pensant à ce seuil qu’il a choisi Romain Duris, pour interpréter Tom, sur les vives recommandations de son ami Cédric Klapisch, qui avait révélé le comédien dans Le Péril jeune et consacré dans L’Auberge espagnole.  » J’avais suivi Romain chez Klapisch, mais aussi chez Tony Gatlif. Je lui trouvais un registre de plus en plus étendu, et je le sentais mûr pour passer de la jeunesse insouciante, qu’il a si bien incarnée, à la pulsion romantique d’un héros tragique.  »

Duris s’est lancé avec enthousiasme dans une aventure qu’il devinait difficile, mais dont il percevait aussi, inconsciemment, qu’elle mènerait loin.  » J’aime les rôles extrêmes, chargés de fractures, de blessures « , commente celui que sa s£ur Caroline, remarquable musicienne, a aidé à maîtriser la Toccata de Bach qu’il doit jouer dans le film.  » Tom choisit la Toccata parce que c’est un morceau très technique, une formidable construction géométrique où il s’agit de jouer les notes dans le bon ordre et avec précision, mais sans forcément s’investir émotionnelle- ment « , précise l’acteur, dont la performance éblouissante bénéficie de la peu banale liberté offerte par Jacques Audiard.  » Jacques filme surtout en plan séquence, sans découpage segmentant la scène, explique le comédien, cela permet de s’engager physiquement, totalement, et d’atteindre ainsi une vérité supérieure.  » Une vérité que le cinéaste juge primordiale parce qu’elle  » établit d’emblée une très forte impression de réalité, un élément indispensable lorsqu’on va, comme le fait le film, exiger ensuite du spectateur un gros effort d’acceptation devant le virage extrême pris par Tom « .

Vertige

De ce qui était au départ une demande de remake de la part du producteur Pascal Caucheteux, Jacques Audiard en a fait un chef-d’£uvre d’une singulière originalité, et d’une grande puissance émotionnelle. De battre mon c£ur s’est arrêté nous propose une expérience cinématographique et humaine de bout en bout captivante, où l’on vibre au rythme du personnage principal, où l’on retient son souffle en même temps que lui. Peu de films ont offert pareil vertige, pareille osmose entre le héros et le spectateur, la salle et l’écran. Il a fallu, pour réussir à ce point son pari, que Jacques Audiard accepte de ne pas tout contrôler, tournant notamment des scènes hors scénario (1),  » sans savoir où elles pourraient aller « , et dont certaines û celle d’ouverture, par exemple û se sont ensuite imposées dans le montage final. On ne saurait, par ailleurs, taire l’apport très remarquable du chef-opérateur Stéphane Fontaine ( » qui sait si bien marier réalisme cru et poésie des ombres et des lumières « ), de la monteuse Juliette Welfling et, bien évidemment, des acteurs entourant Romain Duris : ces femmes dont l’influence grandissante accompagne le renouveau de Tom (Linh-Dan Pham, Aure Atika, Emmanuelle Devos), les copains voyous (Gilles Cohen, Jonathan Zaccaï) et surtout Niels Arestrup qui donne au personnage du père des allures d’ogre tout à la fois effrayant et pitoyable.

Louis Danvers

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