Le cimetière fantôme de Neuville-sous-Montreuil

Témoin de l’indifférence avec laquelle ont été considérés les réfugiés de la Grande Guerre, le  » cimetière des Belges  » de Neuville-sous-Montreuil s’est effacé du paysage… Pourtant, près de 600 civils y reposent. Exilés dans le Pas-de-Calais, ils y ont trouvé la mort entre 1915 et 1919.

Les fantômes du XXIe siècle semblent s’être adaptés aux moeurs de notre époque. En effet, c’est sur Internet qu’a surgi cet appel :  » Qui sauvera le cimetière des réfugiés belges de Neuville-sous-Montreuil  » ? Au printemps dernier, cet SOS est relayé par le site www.1914-1918.be. Le message est signé Annick Lefranc. Autrefois guide bénévole à la Chartreuse de Neuville, cette habitante de Boulogne-sur-Mer était souvent confrontée aux questions de visiteurs belges concernant les civils belges qui avaient trouvé refuge en ces lieux, transformés en hôpital belge à partir du mois d’avril 1915.  » Qui étaient ces Belges ? D’où venaient-ils ? Je n’avais pas de réponses à ces interrogations !  » Annick ignore alors jusqu’à l’existence du cimetière désaffecté, pourtant situé à quelques centaines de mètres à peine de la Chartreuse. C’est le journaliste Fabrice Leviel qui, dans La Voix du Nord du 31 octobre 2013, a levé le voile sur la présence oubliée de nombreux défunts belges dans un lopin de terre situé aux abords du bourg.

A quelques pas à peine d’un petit cimetière accueillant les sépultures de soldats indiens (parfaitement entretenu par la Commonwealth War Graves Commission), le  » cimetière des Belges  » est presque invisible. Depuis qu’elle l’a découvert, Annick s’est donné une mission :  » Sortir ces malheureux de l’anonymat.  » Avec son époux, elle a d’abord épluché les registres communaux de Neuville-sous-Montreuil.  » Nous y avons recensé les actes de décès de 599 civils belges, morts sur place entre 1915 et 1919. Ces documents reprennent leur nom, leur âge, leur village d’origine. Il y a beaucoup de vieillards et d’enfants. La plupart provenaient des zones de Flandre-Occidentale inondées par l’Yser ou traversées par les tranchées.  » Beaucoup sont arrivés en avril 1915, après les premières attaques aux gaz toxiques, puis en 1917, lorsque les autorités ont fait évacuer la population civile de la région d’Ypres. Certains sont morts du typhus, au début de la guerre, affaiblis par leur exode. Il y a aussi un autre pic de mortalité en 1918, probablement à cause de la grippe espagnole.  » Le nombre important de décès a dû pousser les responsables de l’hôpital à trouver rapidement un lieu de sépulture. Aujourd’hui, le terrain appartient à un privé et est loué à un agriculteur… Nous ne savons pas quand, comment ni pourquoi ce cimetière a disparu et est devenu une pâture. Certains indices laissent penser qu’une étape importante de cette désaffection a été le rapatriement de quelques corps de militaires, après la Seconde Guerre mondiale.  »

Les familles sont de plus en plus nombreuses

Pour Daniel Bourdelle, le maire de Neuville, l’important n’est pas de percer ce mystère :  » Pendant longtemps, ceux qui étaient au courant de cette histoire se sont dit que si les Belges eux-mêmes n’avaient pas d’attention pour leurs défunts, il n’y avait pas de raison de faire quoi que ce soit. Mais ces dernières années, les familles sont de plus en plus nombreuses à venir sur place.  »

Le maire a entamé des démarches auprès du propriétaire et du locataire de la prairie, dans l’espoir qu’un petit monument puisse être érigé sur ses abords. Il a aussi contacté les autorités flamandes, pour leur signaler qu’un nombre important de civils belges décédés et reposant à Neuville étaient originaires d’Ypres et des villes et villages avoisinants, dans le Westhoek. Ses premiers messages n’ont pas reçu de réponse, mais le bouche-à-oreille a fait son oeuvre.

Par la magie d’Internet, Eric Vande Casteele et Jacques Warlop ont pu retrouver les traces de leurs grand-père et grand-mère respectifs, August Vande Casteele et Marie-Louise Bervoet, tous deux morts à Neuville. Au cours de l’été, Aurel Sercu, historien amateur chevronné du patelin de Boezinge, dont proviennent plusieurs défunts, a lui aussi pris les recherches à bras-le-corps, pour tenter de joindre leurs familles. Comme d’autres citoyens de sa région, il s’est rendu in situ au cours du mois de septembre, puis, ému, a plaidé auprès des autorités yproises pour que des initiatives soient entreprises. Fin septembre, Jan Durnez, le bourgmestre d’Ypres, a fait savoir à Daniel Bourdelle que sa commune souhaitait honorer la mémoire des Belges enterrés à Neuville :  » Les noms des concitoyens morts dans la période 1915-1919 seront commémorés au musée In Flanders Fields, dans La Liste des Noms « , une projection vidéo quotidienne des noms des personnes décédées cent ans plus tôt (www.gonewest.be ). Les autorités yproises ont aussi émis le souhait d’installer une stèle ou un mémorial à l’emplacement du cimetière.

En attendant, les familles des défunts continuent à affluer avec leur lot de questions.  » Après les avoir laissés consulter nos registres puis emmenés sur le site du cimetière, je les invite à se rendre à la Chartreuse.  » La jeune Lara Loose les accueille et les guide à l’intérieur des murs épais de l’édifice. Construit par les pères chartreux en 1870 puis abandonné par ceux-ci au début du XXe siècle suite aux lois d’exception de 1901, l’imposant ensemble patrimonial est aujourd’hui l’objet d’un projet de revalorisation associant partenaires publics et privés.

 » A l’aube de la Grande Guerre, l’ancien monastère a brièvement été occupé par un hôpital militaire français. Un contre-ordre émanant du Grand quartier général de Joffre a substitué à cet établissement un hôpital civil belge. A partir de 1915 et jusqu’en 1919, 1 000 à 1 200 personnes ont séjourné en permanence dans la Chartreuse. Parmi elles, jusqu’à 200 militaires, 400 civils (dont 100 hommes et 300 femmes), 200 à 300 enfants, et une centaine de membres du personnel. Tout ce petit monde fonctionnait comme un village autonome : il y avait un boulanger, un sabotier, un menuisier, un concierge, un service des eaux, une lingère, un épicier… Les réfugiés qui n’étaient pas malades ou blessés participaient à la vie de la structure : les hommes s’occupaient de l’entretien des bâtiments et des terres, tandis que les femmes recevaient une éducation ménagère des religieuses.  » Certains ont gravé leur nom, ou un dessin, dans la pierre blanche du cloître. Toutes les parties de la Chartreuse étaient bien occupées. Les 20 000 mètres carrés de bâti n’ont vraisemblablement pas suffi, puisqu’on on y a ajouté deux bâtiments préfabriqués de 6 mètres sur 60 pour accueillir une colonie scolaire, lorsque les autorités belges ont décidé de placer les enfants des régions proches du front dans ces institutions organisées en France par le ministère de l’Intérieur.

La  » voleuse  » de la Chartreuse

Pour reconstituer le quotidien de l’institution durant la Grande Guerre, Lara Loose a pu compter sur des documents et témoignages que lui ont confiés une quinzaine de familles de réfugiés ayant séjourné à la Chartreuse. Certaines n’ont pas attendu la redécouverte du cimetière pour avancer dans leurs propres recherches. Investiguant depuis 2012 avec ses deux soeurs et son frère, Godfried Wyffels a pu retrouver les traces de sa mère, Maria Deschodt, qui était arrivée avec quatre autres des dix enfants de sa famille en colonie scolaire à la Chartreuse, le 13 avril 1915.  » Nous ne savons pratiquement rien de la façon dont s’est passé leur séjour, explique Godfried. Ma mère m’a confié qu’elle y avait souffert de la faim au point de manger des feuilles d’arbres. Elle racontait aussi qu’alors qu’elle était chargée de partager le pain pour le petit-déjeuner, elle avait donné une ou deux des plus grosses tranches à sa soeur Julia, qui était particulièrement faible. Quelqu’un s’en était aperçu. Punie, Julia avait dû se promener sur le terrain de jeu avec une pancarte sur laquelle on avait écrit « voleuse ».  » Une photo témoigne du destin tragique de la fratrie. Prise à la Chartreuse, il y manque un des deux garçons de la famille : le petit Oscar, déjà décédé le 4 décembre 1915, fait partie des nombreux enfants qui reposent sans doute encore aujourd’hui dans le cimetière  » fantôme « .

Par Isabelle Masson-Loodts

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