Mi-végétal, mi-animal, le cordyceps est paré de toutes les vertus par la médecine traditionnelle. La cueillette de ce trésor si rare et au prix exorbitant a longtemps fait la fortune des Tibétains. Mais voilà que le Parti communiste flaire des relents de corruption dans un marché réservé aux riches…
Dans la région de Yushu, ce matin, il n’y a personne dans les maisons. Les écoles aussi sont fermées. Et les parents ont abandonné les yaks dont ils s’occupent d’habitude. La petite ville est désertée, tout comme le sont les villages alentour. C’est la saison où, sur les hauteurs du plateau, la plupart des Tibétains mettent de côté leurs activités habituelles pour se consacrer à une affaire bien plus rentable : agenouillés sur les collines de la région, ils cherchent le cordyceps, un champignon dont le prix approche de celui de l’or. D’un oeil expert, ils inspectent les herbes qui poussent encore à près de 5 000 mètres d’altitude. Seule l’expérience permet d’identifier l’extrémité dépassant de terre d’Ophiocordyceps sinensis, selon son nom scientifique. A 44 ans, Pubu n’est plus novice ; après un temps de calme observation, il s’exclame : » J’en ai un ! » En quelques gestes, il saisit sa pioche et détache une belle motte de terre pour en retirer le précieux champignon. Son fils, Gayong, 15 ans, en trouve bientôt un autre ; sa fille, Jomu, 20 ans, un troisième. Chacun en est convaincu : la journée sera bonne.
Guère plus épais qu’un haricot vert, le cordyceps est un curieux hybride entre végétal et animal. Surtout, il ne pousse que dans certaines régions du plateau tibétain. Cette rareté explique sa valeur : un morceau de la taille d’un petit doigt se vend une bonne dizaine d’euros pièce, soit 20 000 euros le kilo. Et davantage, même, dans les pharmacies les plus prestigieuses des grandes villes de l’Est chinois, à 3 000 kilomètres de là, où des clients fortunés guettent les arrivages.
La récolte bouleverse l’économie régionale
La médecine traditionnelle chinoise pare le cordyceps de toutes les vertus. Plutôt que d’en dresser l’inventaire complet, Gejie Obozairen, l’un des gros négociants du plateau, tend au visiteur un résumé des principaux mérites supposés : prévient la fatigue, limite le vieillissement, prolonge l’existence, remédie aux problèmes rénaux, aide à lutter contre le cancer… Pas étonnant qu’un des plus grands champions de badminton de la planète, le Malaisien Lee Chong Wei, juge sa consommation régulière indispensable à sa réussite – un secret dévoilé au grand jour lorsque, en 2014, sa fédération identifia des stéroïdes dans ses gélules de poudre de cordyceps.
L’explosion du marché date du tournant des années 2000, quand l’émergence d’une classe moyenne en Chine continentale, ajoutée à celles de Hong Kong et de Taïwan, a créé une demande sans précédent. Le caractère très particulier du champignon justifie, à lui seul, sa forte valeur marchande. Au départ, il germe dans les larves de chenilles, et ses propriétés médicinales proviendraient du fait qu’il s’en nourrit peu à peu, jusqu’à leur cerveau. D’abord animal, le cordyceps devient végétal, au point que le champignon comporte des yeux. Un phénomène qui explique son nom chinois, » dong chong xia cao « , c’est-à-dire » ver l’hiver, herbe l’été « . Avec la hausse continue des prix, depuis une quinzaine d’années, tous les environs de Yushu sont convertis à la quête du cordyceps pendant la seule période au cours de laquelle sa cueillette est possible, entre la mi-mai et la mi-juin, lorsque la température augmente et que les végétaux peuvent germer. C’est l’époque où, au marché de Yushu, le plus important de la région, certains brossent avec soin leurs champignons pour en enlever la terre tandis que d’autres, plus loin, ont déjà entamé les négociations. La plupart des échanges se font directement dans la rue. Pour s’accorder sur un prix sans le révéler aux curieux, vendeurs et acheteurs se font des signes de la main dissimulée dans un pochon en tissu.
Pour la famille de Pubu, qui vendra sa récolte à Gejie Obozairen, le riche négociant, le gain est loin d’être négligeable. Car le champignon rapporte quelque 100 000 yuans par an, soit près de 15 000 euros ; en un mois de travail acharné, les membres du foyer assurent la moitié de leur revenu annuel. D’où la fermeture temporaire des écoles, officiellement entérinée par l’administration. Dans cette région pauvre et reculée, c’est un peu comme si un casino de Las Vegas ouvrait ses portes un mois par an… Jusqu’où ira la folie du cordyceps ?
» Les habitants de Yushu ont de l’eau dans la tête, s’inquiète Nobu, un moine âgé de 40 ans. Ils sont obsédés par le gain. »
Gejie Obozairen ne partage pas ces préoccupations. Lui, qui abandonne l’habit traditionnel tibétain pour enfiler un treillis quand il se rend dans les montagnes au volant de son véhicule tout-terrain, songe déjà à son prochain déplacement à Canton. Là-bas, le négociant discute avec de gros clients. Chaque année, il écoule entre 2 et 3 tonnes de cordyceps – un chiffre élevé, puisque la récolte totale ne dépasse pas 200 tonnes. Entouré d’une quarantaine d’employés, il a ouvert une boutique dans un quartier prestigieux de Shanghai : » C’est au bout de la chaîne que les marges sont les plus importantes « , explique-t-il.
Il y a au moins quatre intermédiaires entre le Tibétain accroupi sur un flanc de montagne, à la recherche du précieux cordyceps, et le consommateur chinois qui l’achète en pharmacie. Et la question qui agite tous les acteurs de cette chaîne, ces temps-ci, se résume en une question : le prix du » ver l’hiver, herbe l’été » va-t-il chuter ? Comme à peu près tout ce qui coûte cher – des grands crus aux montres suisses, sans oublier la pratique du golf, le cordyceps est devenu peu à peu un objet de corruption entre hommes d’affaires et officiels du pays. Quel meilleur cadeau offrir à un fonctionnaire du Parti communiste chinois (PCC) qu’une promesse de longévité ?
C’était trop beau pour durer, justement… Depuis deux ans, le secrétaire du PCC, Xi Jinping, mène une campagne intense contre la corruption et pour la frugalité. Résultat : le cours du cordyceps baisse… » Il est devenu délicat d’offrir des cadeaux en affaires « , reconnaît Choa Choephel, un intermédiaire qui partage son temps entre les montagnes de Yushu et les larges avenues de Shanghai et de Shenzhen, à deux pas de Hong Kong. L’an dernier, les grossistes s’échangeaient les plus petits cordyceps pour l’équivalent de 4 euros. A présent, ils ne les vendent plus que 3 euros. Pour les champignons les plus longs, qui sont les plus chers, la demande a baissé de moitié.
La Chine étant la Chine, la filière du cordyceps est confrontée à une autre difficulté, plus récente : la prolifération des faux, réalisés à base de farine agglomérée ou de plastique. » Ceux qui n’y connaissent rien sont sûrs de tomber dans le panneau, confie Choa Choephel. Il faut toujours vérifier que le cordyceps a bien des yeux ! «
De notre correspondant Harold Thibault – Photos : Gilles Sabrié pour Le Vif/L’Express